Développement durable : le débat est ouvert

, par Robert Joumard

Le développement durable est de plus en plus souvent invoqué dans le débat comme dans la pratique politique (agendas 21 par exemple). Cette prise en compte revêt de multiples formes, du simple argument de marketing jusqu’au concept fondamental structurant réflexion et action. Cette variété est favorisée par le grand flou de la définition du terme, que nous nous proposons d’éclairer.

1. Que recouvre le terme ?

Le terme de « développement » recouvre plusieurs sens : pour le Petit Larousse, il s’agit d’une amélioration qualitative et durable d’une économie et de son fonctionnement. La notion est un peu plus large pour le Petit Robert, mais toujours dans le cadre d’un progrès, d’une amélioration qui peut être qualitative. Le Robert en six volumes donne de nombreux synonymes au mot de développement : évolution, transformation, croissance, épanouissement, progrès... Le développement doit donc être compris comme quelque chose d’orienté, de finalisé, mais pas seulement quantitativement. Il ne peut être identifié à la croissance économique.

Le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations Unies de 1987, dit rapport Bruntland, définit le développement durable comme le « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». Il poursuit : « deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de besoin, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ». Le développement durable élargit ainsi la notion de développement économique en intégrant l’environnement, l’économie et l’équité sociale. Il encourage alors la protection et la préservation des ressources naturelles et de l’environnement, ainsi que la gestion de l’énergie, des déchets... et implique le partage équitable des avantages de l’activité économique. S’y ajoute la notion de bonne gouvernance notamment de l’État qui doit se réformer pour être plus efficace et plus proche des gens.
Mais en outre le développement durable inaugure, selon le rapport Bruntland, « une nouvelle ère de croissance économique, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable ». La croissance est cependant en grande partie fondée depuis près de deux siècles sur l’exploitation de ressources non renouvelables, à l’origine des dégâts écologiques (Rist, 2002). La contradiction a des raisons politiques : dans les pays riches comme dans les pays pauvres, personne ne peut se faire élire sans promettre de la croissance économique. Elle s’explique aussi par la religion de la croissance, la foi dans un monde sans limite. C’est faire passer pour naturel ce qui est exceptionnel à l’échelle de l’humanité, mais cette idéologie semble nécessaire au productivisme et au néolibéralisme.

La littérature identifie deux principales acceptions du concept de développement durable. La première dite « faible », sous-tendue dans le rapport Brundtland, est la plus utilisée par les experts en sciences économiques et les décideurs. La seconde dite « forte », fait l’objet d’une audience de plus en plus grande.

2. Approche faible du développement durable (Goger, 2004)

Dans l’approche faible du développement durable, le capital naturel est une simple composante du capital total. Ce dernier est donc constitué du capital manufacturé ou productible, du capital humain ou stock de connaissances et de savoir faire, et du capital naturel, c’est-à-dire des ressources épuisables ou renouvelables et des services environnementaux. Ces différents types de capitaux sont supposés mesurables et équivalents. Les rentes provenant de l’usage du capital naturel par la génération présente peuvent être réinvesties sous forme de capital économique reproductible qui sera transmis aux générations futures. La rareté du capital naturel peut alors être neutralisée et ramenée à une simple question d’efficacité économique, puisque la conception faible du développement durable repose sur l’hypothèse d’une haute substituabilité dans l’espace et/ou dans le temps, entre les capitaux naturel, économique ou social, et à l’intérieur même du capital naturel entre la composante eau, air, terre, biomasse... Dans ces conditions, le développement durable d’un secteur économique n’est plus inféodé à une contrainte écologique.

Les aspects environnementaux sont systématiquement monétarisés pour les rendre comparables aux valeurs économiques et les intégrer de la sorte dans les bilans comptables (comptabilité verte, analyses de type coûts-avantages...) sur la base desquels se prennent les décisions visant à atteindre l’optimum économique. La recherche du plus grand développement économique demeure alors le maître mot. Cette approche néolibérale considère un optimum économique basé sur le "libre" choix des acteurs que sont les consommateurs et les autres acteurs économiques (Froger, 1993). Ignorant au départ les aspects sociaux et environnementaux, l’approche tente d’intégrer l’environnement de manière purement formelle, en faisant l’hypothèse que la dégradation de l’environnement peut être compensée, sans limite, par un surplus de biens de consommation ou services, et que l’environnement répond, comme l’économie, à un marché, censé intégrer le long terme. Cette acception du développement durable s’appuie en outre sur l’usage de processus technocratiques d’expression de la demande sociale, effectuée par une « élite qualifiée d’administrateurs et d’experts scientifiques ». L’acception faible du développement durable entrevoit finalement l’environnement d’une manière très anthropocentrée où seuls les intérêts sociaux et surtout économiques prévalent. Elle renvoie à l’image d’une démocratie gouvernée par le modèle d’économie libérale.

L’approche faible du développement durable nous paraît sans grand intérêt : conserver la conception classique du développement et du futur de notre civilisation, mais en tenant simplement compte des aspects environnementaux et parfois sociaux ne semble pas correspondre aux défis actuels. Cela autorise notamment toutes les dérives, comme celles qui ont accompagné le succès de l’expression « développement durable », devenue populaire et récupérée par de nombreux organismes et entreprises qui l’emploient dans un sens tout à fait dégradé. Elle peut alors seulement signifier le respect de quelques règles en rapport avec l’environnement. Mais elle peut aussi être utilisée par ceux-là même qui violent en permanence les règles les plus élémentaires de prudence. Le développement durable fait ainsi l’objet de déclarations d’intention des gouvernements aussi tonitruantes que dépourvues de suite.

3. Approche forte du développement durable

La seconde acception du développement durable est l’acception forte qui affirme le caractère irréductible du capital naturel, ce qui signifie que le développement économique devrait respecter des contraintes écologiques liées au maintien de la quantité et de la qualité du capital naturel, c’est-à-dire de la nature (Goger, 2004). Cette règle implique selon nombre d’économistes des taux de croissance du secteur économique nuls, voire négatifs. Le développement durable d’un secteur économique est alors toujours défini comme l’activité économique permanente maintenant les niveaux de chaque type de capital naturel de la région dans laquelle elle s’insère au-dessus des seuils de reproductibilité de la biosphère. Cette interprétation du développement durable fait apparaître ainsi le capital naturel comme structurellement fondamental car l’activité économique dépend au moins en partie des flux de ressources naturelles alors que les inputs manufacturés, quels qu’ils soient, ne sont pas indispensables à la production des stocks naturels. Cette interprétation met aussi l’accent sur la nécessité de ne pas substituer les capitaux entre eux. Le développement économique est alors soumis au développement social, lui-même soumis au maintien de la biosphère. La spécificité du concept fort de développement durable est alors de rechercher un équilibre entre ses trois composantes et non un optimum global. C’est estimer que notre bonheur dépend de cet équilibre entre composantes multiples. Ce concept invite ainsi à s’interroger sur l’importance d’un élément naturel par rapport aux autres.

Cette approche s’appuie sur le modèle de dialogue multi-acteur ou de concertation pour dégager la demande sociale en matière d’environnement et définir les choix à faire (démocratie délibérative, forums citoyens).
Cette acception forte du développement durable demande que l’on évalue, que l’on mesure la richesse économique, la richesse sociale et la richesse environnementale.

La richesse économique est mesurée classiquement par le produit intérieur brut ou PIB qui mesure l’activité humaine faisant l’objet d’un échange monétarisé, échange évalué par le prix donné pour cet échange. Le PIB ne mesure rien de fondamentalement positif, ni de fondamentalement négatif : le développement du téléphone portable comme l’augmentation des accidents et des maladies participent à la croissance économique. Mais la principale limite du PIB est que les échanges non monétarisés en sont exclus : la mère qui allaite son enfant ne participe pas au PIB au contraire de celle qui lui donne un lait du commerce, l’adulte qui forme son voisin au sein d’une association ou qui garde ses parents malades ne participe pas au PIB au contraire de l’enseignant ou de l’infirmière.
La croissance économique peut être fondée sur autre chose que l’exploitation des ressources non renouvelables et la part des biens immatériels ou renouvelables pourrait croître. Le recours aux ressources non renouvelables et plus généralement l’impact sur l’environnement sont très variables d’un produit ou d’un service à un autre, pour une même contribution au PIB. Peut-on mettre sur le même pied un voyage en avion et un abonnement au théatre ? L’agriculture intensive et l’agriculture biologique ? La publicité et l’éducation ?
Les indicateurs sociaux sont maintenant assez nombreux (Gadrey & Jany-Catrice, 2003 ; Charpentier, 2004) :
 l’indicateur de développement humain du PNUD, qui prend en compte le PIB/hab., l’espérance de vie à la naissance et l’instruction (taux de scolarisation et taux d’alphabétisation),
 l’indicateur de participation des femmes à la vie économique du PNUD,
 l’indicateur de pauvreté, basé sur quatre pourcentages de pauvreté (il montre par exemple que les pays anglo-saxons sont les derniers des pays développés),
 l’indicateur de santé sociale, mis au point par des chercheurs américains, qui fait la moyenne de 16 indicateurs (il montre que la santé sociale aux États-Unis a suivi le PIB jusqu’en 1967, puis a décroché pour finalement diminuer, alors que le PIB était toujours croissant),
 le BIP40 français, ou baromètre des inégalités et de la pauvreté, qui est proche du précédent, en tenant compte des aspects santé, éducation et chômage.
Ces indicateurs sociaux sont utiles pour mettre en évidence les évolutions temporelles fortes, et les différences fortes entre pays. Mais il faut toujours avoir à l’esprit qu’ils comportent toujours un peu d’arbitraire et d’imprécision.
En ce qui concerne l’environnement, notons tout d’abord qu’il comporte de nombreux aspects qui n’ont rien de commun (pollution de l’air locale, bruit, réduction de la biodiversité, effet de serre, atteintes au paysage...). Ceci rend son évaluation très difficile par des indicateurs simples. On distingue :
 les indicateurs d’émissions (la cause de beaucoup d’atteintes à l’environnement), comme par exemple les masses de tel ou tel polluant émises,
 les indicateurs d’impact qui caractérisent la qualité de l’environnement et qui sont généralement présentés en taux de dépassement d’une norme (par exemple le taux de dépassement de la norme de bruit), or les normes évoluent...
 l’indicateur d’empreinte écologique qui mesure la surface nécessaire à la production de ce qui est consommé (par ex. la surface agricole nécessaire à la production de l’énergie) est intéressant car très parlant, mais nombre d’atteintes à l’environnement ne peuvent être traduites sous forme de surface,
 enfin, les coûts externes (École de Londres) qui évaluent le stock environnemental, la qualité de l’environnement, ou les contraintes environnementales, par des méthodes monétaires (la "valeur" de l’environnement est évaluée par exemple par la révélation des préférences, comme le consentement à payer, qui est bien adaptée pour estimer certaines utilisations de l’environnement au niveau local mais pas planétaire) (Froger, 1993) ; une telle monétarisation ne participe cependant pas de la conception forte du développement durable.

Au contraire de la recherche de l’optimum économique propre au développement durable faible, l’approche institutionnaliste, qui est celle de son acception forte, estime que la décision collective (politique) ne peut être organisée autour d’un principe d’optimisation économique (Froger, 1993). Elle fait jouer un rôle central aux institutions. Cette approche ouvre le débat, reconnaît sa complexité, et du coup ne prétend pas donner des solutions simples à un problème complexe, comme un outil unique d’évaluation.

Une fois réglé le débat sur la substituabilité entre les aspects économique, social et environnemental, se pose alors la question de la substituabilité au sein de l’environnement entre ses différentes facettes, comme l’eau, l’air, le bruit, la biodiversité, la qualité paysagère, le patrimoine architectural. Peut-on par exemple accepter de détruire irréversiblement des vestiges ou des espèces animales ou végétales en contrepartie d’une diminution de l’effet de serre ou du bruit ? L’irréversibilité nous semble un paramètre essentiel à considérer : aucune atteinte irréversible des écosystèmes ne paraît acceptable. En revanche on pourrait admettre la substitution de deux nuisances réversibles (bruit et pollution de l’air locale par exemple). La difficulté proviendra alors des nuisances intermédiaires, ni totalement irréversibles, ni tout à fait réversibles : que l’on pense au mitage des paysages ruraux (durée de vie d’un siècle ?), aux déchets mi-longs (quelques siècles), voire à l’effet de serre (un siècle à un millénaire ?)...

Premières conclusions

Il nous semble qu’on pourrait aujourd’hui accepter la définition suivante du développement durable : « un développement qui conduit à un équilibre entre bien-être matériel, bien être social et qualité de l’environnement, pour la génération actuelle comme pour les générations futures ». Une autre plus précise peut lui être préférée : « modèle de production, de consommation et de répartition des richesses qui permette à tous les êtres humains de vivre décemment, tout en respectant l’environnement et les écosystèmes dont, directement ou indirectement, dépend l’humanité, et ce sans compromettre la satisfaction des besoins essentiels des générations à venir » : besoins d’air, d’eau, d’énergie, de nourriture, d’appartenance à un groupe, de relations avec les autres, de création, de croyances, certainement, mais on peut se passer des besoins matériels que la société de consommation multiplie à l’infini. Le développement doit donc être à la fois matériel, social et environnemental, et il n’y a aucune substituabilité entre ces trois aspects. Il doit aussi prendre en compte, en plus des principes précédents, une nécessité de solidarité et d’équité internationales, et implique un minimum de démocratie et de citoyenneté.

L’acception forte du concept prend en compte les enjeux économiques classiques, les enjeux sociaux apparus sur la scène publique aux 19e et 20e siècles, et les enjeux environnementaux apparus dans le dernier tiers du 20e siècle. Elle est particulièrement riche et donne un cadre précieux aux débats actuels. Elle allie réflexions théoriques et politiques, tout en étant spontanément accessible au plus grand nombre. C’est donc un concept structurant à tous les niveaux, dont "l’évidence" conduit à des tentatives de récupération et de détournement par de nombreux acteurs publics et économiques, aidés en cela par une contradiction au moins partielle de la formulation initiale du rapport Bruntland. Il est de notre devoir de déjouer ces tentatives.

L’acception forte du développement durable se prête moins à ce genre de récupération et est un cadre particulièrement riche pour la réflexion économique, sociale environnementale, et finalement politique. C’est réfléchir à une autre manière de consommer qui soit plus économe des ressources et qui permette de satisfaire nos désirs, en découvrant d’autres espaces pour se réaliser, plus proches de la nature, plus artistiques, plus solidaires et plus conviviaux.

Groupe Développement durable Attac Rhône
le 13 janvier 2005

Références :
 Charpentier D. (2004) : Les mesures du bien-être. Alternatives économiques, n°227.
 Froger G. (1993) : Modèles théoriques de développement durable : une synthèse des approches méthodologiques. In La ville et le génie de l’environnement, B.
- Baraqué, Presses de l’ENPC, Paris, p. 217-231.
 Gadrey J. & F. Jany-Catrice (2003) : Développement et progrès social : quels indicateurs choisir ? Alternatives économiques, n°218.
 Goger T. (2004) : Synthèse bibliographique sur les indicateurs des pollutions de l’air - Application au secteur des transports. Rapport INRETS, Bron, France, n°LTE 0433, 173 p.
 Rist R. (2002) : Le développement durable est-il un oxymore ? Revue Durable, n°1, p. 65-66.