Projet de constitution européenne : l’aviez-vous lu comme ça ?

À côté d’avancées certaines par rapport aux traités antérieurs, telles que l’extension à de nouveaux domaines du processus de codécision qui renforce les pouvoirs du parlement (représentants élus) par rapport à la commission (représentants nommés) ou la création d’un ministre des affaires étrangères, la constitution présente des défauts inacceptables.

Le premier, qui ne peut trouver grâce à nos yeux, c’est l’affirmation, dès l’article I.3 d’un "marché unique où la concurrence est libre et non faussée", affirmation maintes fois répétée par la suite, qui vise à pérenniser le dogme néo-libéral et son cortège de fléaux.

Le second est plus subtil et se dissimule tout au long des 340 pages de ce document indigeste et bourré de renvois qui en compliquent la lecture. Le citoyen qui, naïvement, cherche à en connaître la teneur par lui-même, va vite devoir, face au risque d’indigestion, se limiter aux présentations par lesquelles débute chaque section. Grave erreur !

Pour nous en convaincre, examinons les articles III.103 à III.106 qui ouvrent la section "POLITIQUE SOCIALE".
L’article III.103 affirme que "L’union et les États membres...ont pour objectif la promotion de l’emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate, le dialogue social... et la lutte contre les exclusions". Parfait ! Les deux paragraphes suivants sont plus troubles : "L’Union et les États... agissent en tenant compte... de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union et estiment qu’une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché intérieur qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par la Constitution et du rapprochement des dispositions"... Nous y voici ! Harmonisation par le haut ou par le bas ? Question clé dont la réponse nous sera donnée essentiellement par l’article suivant.
L’alinéa III.104.1 s’ouvre en fanfare sur la liste des 11 domaines où "l’Union soutient et complète l’action des États membres", regroupés ici en trois familles, selon leur statut :

Famille 1
a) amélioration du milieu de travail (sécurité, santé) ;
b) conditions de travail ;
e) information et consultation des travailleurs ;
h) intégration des personnes exclues du marché du travail ;
i) égalité hommes femmes (chances sur le marché du travail, traitement dans le travail).

Famille 2
c) sécurité sociale et protection sociale ;
d) protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail ;
f) représentation et défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs ;
g) conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier...

Famille 3
j) lutte contre l’exclusion sociale ;
k) modernisation des systèmes de protection sociale.

L’alinéa III.104.2 précise les moyens : d’une manière générale, "la loi ou la loi-cadre européenne peut ... encourager la coopération ... par le biais d’initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges d’information et de meilleures pratiques, à promouvoir des approches novatrices et à évaluer les expériences". Quelles bonnes intentions, mais qui ne déboucheront pas sur des mesures communes ! Au contraire, le poison est dans la queue, puisque le texte précise ensuite "à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres."

Pour les deux premières familles, la loi "peut établir des prescriptions minimales applicables progressivement"... Le mot progressivement pourrait témoigner de la prudence des conventionnels, si hélas, ils n’avaient érigé une barrière supplémentaire : "cette loi-cadre européenne évite d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises". Et puisqu’on ne dit pas qui sera juge des contraintes, le sort de ces prescriptions minimales est d’ores et déjà scellé. Il n’y en aura pas !

Et comme si ces précautions ne suffisaient pas, l’alinéa III.104.3 établit deux obstacles de plus :
concernant la seconde famille, "la loi ou la loi-cadre est adoptée par le Conseil des ministres statuant à l’unanimité"...

Concernant les points d, f et g de cette famille, "le Conseil des ministres peut, sur proposition de la Commission, adopter une décision européenne pour rendre la procédure législative ordinaire applicable [ndlr : la procédure de co-décision]. Il statue à l’unanimité après consultation du Parlement européen".

L’expérience récente de la CIG (Conférence Inter Gouvernementale) a montré au grand jour combien l’unanimité était difficile à obtenir. Il suffira que les dirigeants d’un seul pays, favorables aux thèses néo-libérales s’abstiennent. Même pas besoin de voter " Non " ! C’est pourquoi le point c "sécurité sociale et protection sociale des travailleurs", qui recouvre, en fait, la quasi-totalité des autres, ne pourra s’affranchir du régime de l’unanimité.

Et la troisième famille ? Bonne question, nous pouvons passer à la suivante, car ces deux points j et k ont été oubliés par nos conventionnels, aussitôt après avoir été énoncés.
L’alinéa 4 du même article s’intéresse à la mise en œuvre, par un État membre, des lois-cadres, lorsque les partenaires sociaux auront demandé de manière conjointe à en être chargés. Belle hypocrisie, sachant que le risque de voir établir une loi est quasiment nul. Ceci permet d’ailleurs de poser, la tête haute, que des lois "ne peuvent empêcher un État membre de maintenir ou d’établir des mesures de protection plus strictes compatibles avec la Constitution".
L’article III.105 définit le rôle de la Commission : promouvoir la consultation des partenaires sociaux au niveau de l’Union et sur les suites à donner. Qui sont ces partenaires sociaux et qui les représente au niveau de l’Union ? Ne pas le préciser évite sans doute l’activation de l’article III.106 : "Le dialogue entre partenaires sociaux au niveau de l’Union peut conduire, si ces derniers le souhaitent, à des relations conventionnelles, y compris des accords".

La boucle est bouclée. Avec une telle Constitution, aucun progrès social n’est possible. Bien au contraire, comme l’exprime clairement la huitième des vingt et une exigences d’attac, la règle de l’unanimité, en permettant à certains états de maintenir des politiques de moins-disant, donnera aux autres états membres des prétextes pour tirer vers le bas leurs propres politiques, dans le domaine social et le domaine fiscal.
Que sont devenus les beaux principes ? La lecture critique du Traité établissant une Constitution est instructive : laissons faire et demain, nous serons ligotés pour longtemps. Alors, à nous de convaincre les indifférents autour de nous.

Groupe Europe
Contact : Monique Bouchard