Awra Amba, une utopie entre mythe et réalité

, par Robert Joumard

Le village éthiopien d’Awra Amba est une communauté utopique de la région Amhara construite sur les valeurs humanistes qu’elle met en partie en œuvre à travers son mode de vie. L’objet de cette étude est de faire l’état des connaissances sur cette communauté, essentiellement à partir des 30 travaux de recherche disponibles d’une grande variété, et secondairement à partir d’informations fournies par la communauté elle-même, tout en tentant de la comparer assez systématiquement à la société rurale amhara.

Awra Amba est situé à près de 1900 m d’altitude sur les hauts plateaux éthiopiens, à proximité du lac Tana. Le climat se caractérise par une saison des pluies de juin à septembre et une saison sèche le reste de l’année, avec des températures assez constantes autour de 21°C. Le village d’environ 500 habitants est différent des villages traditionnels par le plan des habitations et leur aménagement intérieur.

La communauté a été fondée par Zumra Nuru en 1972. Dès son jeune âge, ce militant issu d’une famille de paysans relativement aisés se rebella contre l’injustice, les mauvais traitements et la malhonnêteté qu’il voyait dans sa propre famille et autour de lui dans la société amhara traditionnelle, patriarcale et croyante. Rejeté par ses proches car considéré anormal et déviant, il voyage dans la région pour trouver des gens qui partagent ses idées et rencontre alors la communauté soufie Alayhim qui va jouer un rôle déterminant. Finalement il réunit quelques dizaines de personnes qui fondent la communauté de paysans d’Awra Amba sur une cinquantaine d’hectares. Mais les voisins sont scandalisés par l’égalité entre les sexes, les droits des enfants et leur absence de religion. S’ensuit une période troublée pour la communauté, mêlant prison pour son leader et exil à plusieurs centaines de kilomètres. La communauté redémarre finalement en 1993 sur son site actuel, mais ne dispose plus que de 17,5 ha. Elle fait toujours face à l’hostilité des voisins mais gagne le soutien des nouvelles autorités. Au début des années 2000, des journalistes découvrent cette communauté unique et la font connaître. C’est le début du succès : les visiteurs commencent à affluer, les aides d’organismes publics et d’ONG aussi, mais toujours en appui aux nombreux projets de la communauté. La population augmente constamment, pour atteindre 551 personnes en 2020.

Awra Amba est un village très fortement uni par une idéologie et une culture, qui le distinguent de la société amhara. Les sources montrent que les valeurs peuvent être regroupées en l’égalité des genres, les droits des enfants, la solidarité, la règle d’or (traiter les autres comme on voudrait être traité soi-même), la valeur travail, l’absence de religion ou de religion institutionnalisée, et la démocratie. Nous détaillons chacune de ces valeurs sur le plan conceptuel et quant à leur traduction concrète, plus ou moins réelle, à travers les normes, comportements et institutions.

Les rôles de chacun ne sont pas attribués en fonction du sexe ou de l’âge, mais en fonction des seules capacités. Les femmes participent donc à toutes les tâches, les comportements des femmes ou des hommes sont similaires, et plus fondamentalement la perception des rôles est égalitaire et androgyne. Nous montrons que l’accès des filles à l’université, qui était inférieur à celui des garçons il y a quelques années, est aujourd’hui au même niveau. Mais l’accès des femmes aux institutions d’Awra Amba demeure légèrement inférieur à celui des hommes.

La solidarité s’exprime d’une part par la mise en place d’un système de sécurité sociale qui semble prendre en charge les plus pauvres, les malades ou les personnes âgées, d’autre part par un partage égalitaire des revenus au sein de la coopérative qui regroupe l’essentiel des membres. La règle d’or se décline plus précisément en l’honnêteté, le refus des addictions, le respect mutuel, le respect des enfants qui ont des droits spécifiques, et la dignité. L’honnêteté est revendiquée comme l’une des valeurs, et est respectée dans la vie quotidienne, mais la transparence fait défaut sur certains événements majeurs. La démocratie se traduit par un système institutionnel assez complexe dont nous détaillons les différentes instances. Nous analysons la réalité du partage du pouvoir, qui semble rester assez autocratique. De nombreuses exclusions ont eu lieu, qui sont cependant niées. La place extrême accordée au travail, considéré comme le moyen de s’épanouir, pour tous les adultes et tout au long de l’année, laisse peu de place aux loisirs et plaisirs.

Nous accordons une attention particulière au rapport d’Awra Amba avec la religion. La communauté ne suit en effet aucun rite religieux et ne croit en aucun pouvoir surnaturel qui régirait la vie sur terre ; mais elle croit en un Dieu créateur et assure respecter la religion première et originale par ses bonnes actions concrètes. La comparaison de cette "religion" avec les principales caractéristiques des religions montre qu’Awra Amba est très proche des conceptions rationalistes et athées de l’existence.
Dans un troisième temps nous présentons d’autres caractéristiques de son organisation sociale : formation et éducation, mariage, funérailles, gestion des conflits, économie, avant de traiter des relations extérieures de la communauté.

L’éducation et la formation des jeunes comme des adultes est une priorité. L’investissement en temps comme en matériel dans l’éducation est donc extrêmement élevé. En conséquence, le taux d’analphabétisme des adultes est très inférieur à celui des communautés rurales de la région, et tous les enfants sont scolarisés aussi longtemps que leurs capacités le permettent ; la proportion d’étudiants à l’université et d’adultes de formation universitaire est environ six fois plus élevée que dans la population générale. L’éducation à la santé et l’accès aux soins font que le niveau sanitaire des habitants est très significativement meilleur que celui de leurs proches voisins. Nous présentons ensuite les règles du mariage, du divorce, et des funérailles, réduites à leur plus simple expression. La gestion des conflits fait l’objet d’une attention particulière et soutenue dans la communauté : détection très précoce des conflits potentiels et gestion des conflits à l’aide d’institutions dédiées font que les conflits mineurs semblent écartés, certains conflits majeurs se terminant en revanche par des exclusions.

Nous analysons l’économie de la communauté à travers ses structures, ses flux économiques, ses activités et ses revenus. L’activité économique est le fait essentiellement de la coopérative qui regroupe la plupart des activités et des services, et d’une part mineure d’activité privée. Les aides institutionnelles ont été très nombreuses, d’organismes publics éthiopiens ou étrangers, voire d’ONG, mais sont laissées dans l’ombre sans être niées. Ces aides matérielles ou en formation ne sont pas décidées par les donateurs mais viennent seulement aider à la réalisation des projets de la communauté. Les activités économiques se sont beaucoup diversifiées, de l’agriculture et du tissage traditionnels au maraîchage, au tissage moderne, à la minoterie et la production d’huile de noug, au commerce et au tourisme. En conséquence, le revenu par habitant a beaucoup augmenté, d’un facteur proche de vingt en quinze ans, mais des disparités demeurent semble-t-il.

Enfin nous décrivons les relations d’Awra Amba avec son environnement proche ou lointain. Les relations avec ses proches voisins sont restées longtemps conflictuelles, mais semblent aujourd’hui apaisées. La duplication du modèle en Éthiopie semble possible, malgré le frein de la question religieuse : un petit village, Lulista Mariam, semble d’ailleurs avoir repris les principes d’Awra Amba. Les relations avec les autorités, déplorables au début, sont excellentes depuis une vingtaine d’années : les autorités locales et régionales montrent en exemple Awra Amba, organisent de nombreuses visites et aident la communauté. Le nombre de visiteurs éthiopiens est impressionnant, avec une pointe de près de 9000 visiteurs en 2007. Les visiteurs étrangers sont en constante augmentation, dépassant même les nationaux depuis quelques années. Les relations internationales sont donc assez fortes, avec en outre quelques déplacements de représentants d’Awra Amba en Europe.

En conclusion, nous insistons sur les facteurs qui expliquent à notre avis le pouvoir d’attraction d’Awra Amba : une utopie d’origine populaire, ses valeurs largement mises en œuvre, et le récit quelque peu mythique construit par ses leaders. Après avoir évalué les parts de mythe et de réalité de cette expérience utopique, nous proposons quelques pistes de recherche.