Il faut combattre le racisme, les inégalités sociales et le dogmatisme religieux par Robert Joumard et Mouloud Haddak

, par Robert Joumard

Un boulanger d’origine tunisienne reçoit des menaces et la vitrine de son magasin est détruite ; un jeune d’allure maghrébine se fait insulter dans la rue ; une jeune beurette se fait traiter de pute. Bien que ce soit des agressions contre des personnes de culture arabo-musulmane, ce ne sont pas des agressions « islamophobes » car les agresseurs sont eux-mêmes de culture arabo-musulmane. Mais ces agresseurs n’admettent pas que des immigrés maghrébins ne respectent pas l’interdiction de vendre du jambon ou de l’alcool (1), ils veulent interdire à tout citoyen dont les grands parents ont émigré d’Algérie de manger pendant le ramadan et veulent imposer le code vestimentaire actuel d’une partie des musulmans pratiquants à toute fille de culture arabo-berbéro-musulmane, comme nous en avons été témoins.

En parallèle, ces pratiquants musulmans qui s’affichent sont victimes d’attitudes hostiles de la part d’une partie de la population et peuvent alors vivre dans la crainte. Ils se plaignent d’être constamment suspectés d’infractions, voire de terrorisme, d’être constamment sous le regard insistant et inquisiteur des passants, ce qui les amènent parfois à avoir les nerfs à fleur de peau. Mais plutôt que de réagir intelligemment en se comportant en citoyens républicains et laïques, et en démontrant l’inanité de ces accusations, ils donnent raison à leurs adversaires, ils renforcent les signes extérieurs de religiosité en portant la robe blanche et la barbe ou le voile noir, très présents dans les quartiers populaires, en demandant des lieux de prière sur leurs lieux de travail, en trouvant inadmissible d’être dirigés par une femme, etc.

Tous ces phénomènes qui exacerbent les différences et provoquent le rejet sont nouveaux car ils n’existaient pratiquement pas il y a vingt ans. Ces codes vestimentaires n’appartiennent en rien à la culture de leurs parents ou grands parents, mais ont été importés du Moyen Orient. Qui a poussé ces jeunes croyants à se vêtir ainsi ? Qui les pousse à l’intolérance vis-à-vis de leur propre groupe social ? Difficile à savoir, mais il est clair que certains font monter la pression pour que ces jeunes ne s’intègrent pas et s’isolent, en miroir de l’exacerbation des peurs par le Front national et de sa volonté d’opposer les Français « jambon-beurre » aux autres. Tout cela est évidemment favorisé par l’explosion du nombre de chômeurs, la disparition des services publics, les conflits au Moyen Orient et en Afrique. Mais ces facteurs bien réels de l’éclatement du vivre-ensemble n’effacent pas le rôle spécifique du dogmatisme religieux.

L’intolérance vis-à-vis des autres et la mise en avant de ce qui sépare sont des caractéristiques fréquentes de toutes les religions, qui peuvent aller jusqu’à la guerre (2). Qu’on se rappelle les milliers de protestants assassinés par des catholiques en France lors du massacre de la Saint-Barthélemy, les massacres de musulmans par les hindouistes ultra-nationalistes en Inde, les meurtres d’Arabes par des religieux juifs en Israël dont s’est vanté par exemple le chef du Foyer juif, un parti de la droite sioniste religieuse israélienne (« J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie. Et il n’y a aucun problème avec ça ») (3), plus récemment les massacres de Boko Haram au Nigéria. Sur un mode plus "doux", qu’on se rappelle le combat des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis pour interdire aux femmes de disposer de leur corps, la Manif pour tous voulant interdire aux homosexuels de vivre comme tout le monde...

Face à eux, les progressistes ont de tout temps combattu l’obscurantisme, l’intolérance, le dogmatisme et le fanatisme religieux. Ce fut en France les luttes anticléricales qui ont permis la laïcité et la loi de séparation de l’Église et de l’État, la lutte des protestants pour simplement avoir le droit de l’être. C’est aujourd’hui la lutte des laïcs en Turquie, en Algérie ou en Israël pour exister face aux religieux, les luttes contre les hindouistes nationalistes qui cherchent à éradiquer ceux qui ne le sont pas, c’est le Palestinien Waleed al-Husseini emprisonné par l’Autorité palestinienne pour sa libre-pensée (4), ou le blogueur saoudien Raif Badawi, libre-penseur, condamné à mille coups de fouet et dix ans de prison.

L’actualité de cette lutte explique le soutien inconditionnel à Charlie Hebdo d’Özgür Mumcu (5), éditorialiste du grand quotidien turc Cümhüriyet et fils d’un très célèbre journaliste d’investigation qui trouva la mort dans un attentat en 1993 : « Nous ne pourrions imaginer une plus grande insulte faite à l’islam ainsi qu’à son Prophète. […] Désormais, tout le monde, et en particulier ceux qui placent l’islam au cœur de leur vie, doivent réfléchir sur les vrais auteurs de l’insulte à l’islam et à son Prophète en dépassant leur appris par cœur. » Mais face à lui, des journaux islamo-conservateurs tel Yeni Akit refusent de condamner les assassinats (6).

La religion peut être en effet un outil extraordinairement efficace d’asservissement des peuples, pour leur dénier le droit de choisir leur avenir. Ce n’est pas le seul outil d’asservissement, mais sa force particulière et spécifique provient du caractère surnaturel – révélé – de sa parole qui ne peut donc être discutée. Cet argument qui permet d’imposer aux autres sa loi, par la force si nécessaire, est un argument d’autant plus facile que les textes sacrés disent tout et son contraire : dans la Bible, il y a à la fois amour et violence, et dans le Coran on trouve des versets prônant la violence et d’autres la tolérance (7). Il suffit de choisir ses citations. Cette vision dogmatique est celle des courants les plus obscurantistes, ceux qui ont le vent en poupe aujourd’hui, dans une bonne partie du monde, y compris aux États-Unis d’Amérique.

À l’inverse, de nombreux chrétiens et musulmans, entre autres croyants, ont justifié le rationalisme contre la tradition ou les vérités imposées. Ainsi Ibn Rochd (Averroès) prônait dès le 12e siècle la suprématie de la raison sur la foi, ce qui en fit un précurseur du rationalisme. Bien plus tard, le théologien protestant Alexandre Vinet (1797-1847) se montrait un ardent défenseur, non seulement du « droit d’adopter aucune religion » (en un temps où cela n’avait rien d’évident), mais du « droit de manifester son incrédulité » : les « voix ennemies » de la religion doivent pouvoir s’exprimer « aussi librement qu’elle car il n’y a pas de vraie foi sans conviction ni de conviction sans examen ». Pour lui, la recherche authentique de la vérité présuppose l’absence totale de contrainte (8). À la fin du 19e siècle, l’Égyptien Mohammed Abdou, à la suite d’autres penseurs cairotes un siècle plus tôt, affirmait que dans la question de la loi, quand la raison prime sur la tradition, il faut suivre la raison 7. Il y a quelques semaines, vingt trois intellectuels musulmans ont signé dans le New York Times un appel vibrant à une réforme de l’islam, pour que la démocratie vienne avant la religion comme principe organisateur de la société (9).

La religion musulmane, dominée actuellement par les courants les plus rétrogrades, n’a pas toujours été que cela. En Europe, nous devrions nous rappeler l’époque de l’Inquisition, où les principautés andalouses étaient à la pointe du progrès scientifique, culturel et artistique, alors que les évêques inquisiteurs et leurs homologues musulmans égyptiens ordonnaient de brûler sur la place publique les livres critiques vis-à-vis des dogmes religieux, comme ceux d’Ibn Rochd. Des poètes comme les Persans Abû Nuwâs ou Omar Khayy ?m ont chanté le vin, l’homosexualité… Des penseurs athées comme le Syrien Aboulala el-Ma ?arri se sont exprimés sans crainte… Ibn S ?n ? (Avicenne) est considéré depuis le 11e siècle comme le père de la médecine moderne dont le Canon de la médecine est resté un manuel de référence en Europe pendant des siècles…

En France, nous avons quelque peu oublié la religion opium du peuple de Kant, Herder, Feuerbach et Marx. Nous avons oublié notre héritage anticlérical des 18 et 19e siècles, la religion dominante ayant finalement accepté la liberté et ne dominant plus grand chose. Mais d’autres phénomènes religieux apparaissent, dont certains sont dangereux pour la liberté, l’égalité et la fraternité : nous sommes démunis pour en comprendre les ressorts au-delà de la crise sociale et encore plus démunis pour les combattre. Il est temps de revivifier le combat laïc et rationaliste.

Il est d’autant plus temps que nous sommes confrontés à plusieurs religions ou sectes face auxquelles les outils ou le cadre créé par la loi de 1905 ne sont plus tout à fait adaptés ou méritent une revalidation.

La question juive, malgré la sécularisation de la religion et les accords avec l’État français, continue à poser problème du fait de la confusion entre groupe religieux et groupe ethnique d’une part, et d’autre part de l’interférence d’un État étranger, Israël, dans l’organisation et la mobilisation des principales associations juives, dont le CRIF est un bon exemple. Il est difficile de railler la religion juive ou de critiquer la politique de l’État d’Israël sans se faire taxer d’antisémite. La frilosité, voire la crispation, des différents gouvernements français est révélatrice du manque de clarté des pouvoirs en place sur cette question. Les citoyens ont le droit de critiquer la religion juive, de condamner la politique israélienne à l’égard du peuple palestinien, ils ont le droit de condamner la politique de soutien du gouvernement français à l’État annexionniste israélien.

En parallèle, la religion musulmane a été longtemps maintenue dans une sorte de non droit avec l’islam des caves, le refus des municipalités d’accorder des permis de construire des mosquées dignes de ce nom, l’absence ou l’insuffisance des carrés musulmans dans la plupart des cimetières en France, les difficultés à ouvrir des écoles musulmanes. Tout cela a contribué à maintenir cette religion dans un statut conflictuel.

Les musulmans intégristes auraient tort de se gêner d’exploiter ces brimades à leur profit. Ils tentent ainsi d’embrigader les laïques de culture arabo-musulmane dans une guerre de religion avec comme étendards des symboles qui ne font pas partie des cinq piliers de l’islam, mais qui sont tous issus d’une interprétation plutôt traditionnaliste et littérale des textes religieux : le port du voile islamique, voire du niqab, les menus hallal, les fêtes religieuses, etc. D’ailleurs, même les textes islamiques prévoient des dérogations quant à l’application des cinq piliers de l’islam. Par exemple, un musulman est dispensé de jeûner en cas de voyage ; les femmes ne sont pas autorisées à jeûner en période de règles ou de grossesse ; les enfants, les malades et les personnes âgées ne sont pas non plus autorisés à jeûner.

Ces crispations sont d’autant plus fortes que la classe politique française, dans son ensemble, est peu à l’aise à l’égard de cette religion.

La confusion entre Français musulmans et Français originaires du Maghreb, du Proche ou du Moyen Orient, voire même d’Afrique, est fréquente. En témoignent les différentes gaffes de l’ancien président de la République à propos des attentats commis par M. Merah à Toulouse et à Montauban, quand il qualifie par exemple l’une des victimes, soldat français d’origine maghrébine certes, mais catholique, de « Français d’apparence musulmane ».

La classe politique et les médias français ont une culture très superficielle à la fois des civilisations et cultures arabo-musulmanes et de la diversité des traditions qui en sont issues : il n’y a rien de comparable entre la tradition et la pratique religieuse musulmanes des Maghrébins et celles des Moyens Orientaux du Golfe… Ce qui explique le raidissement des milieux politiques et intellectuels à l’égard de cette religion et de ses expressions.

Ce raidissement est adroitement exploité par les mouvements d’extrême-droite français qui exploitent la peur et l’ignorance des Français quant à cette religion pour en faire un épouvantail contre l’immigration d’origine maghrébine ou africaine.

D’un côté, ce racisme et cette discrimination manifestes à l’égard de la population d’origine maghrébine ou africaine s’expriment maintenant via la religion : il y a trente ans, les immigrés du Maghreb étaient qualifiés de nord-africains ou de maghrébins ; aujourd’hui on les appelle musulmans et la lutte contre l’islamisme est devenue un prétexte.

De l’autre côté, sous la pression des mouvements dit de lutte contre cette « islamophobie », émerge un mouvement intellectuel français sympathisant de ces islamistes dits modérés qui prône une attitude plutôt conciliatrice à l’égard du voile islamique et d’autres manifestations de l’islamisme en France. Ce mouvement intellectuel joue le jeu de ces islamistes qui se disent modérés, éclairés ou démocrates, mais qui n’ont d’autre objectif que d’imposer de fait leur vision et leur conception rétrogrades de la place de l’islam en France et de conforter leur mainmise sur la « communauté musulmane ».

Le gouvernement français, par la voix de son premier ministre, vient, semble-t-il, de commencer à prendre conscience de l’ampleur du fossé qui sépare les populations de France en parlant d’apartheid territorial, social et ethnique. Cependant, il ne suffit pas de reconnaitre cet apartheid de fait, encore faut-il se donner les moyens de le combattre ! Persister dans la politique d’austérité et de restrictions budgétaires relève de l’insouciance. Même les outils de politique publique dont s’était doté l’État pour lutter contre ces ghettos se sont étiolés comme la loi SRU ou la carte scolaire. Ces attentats et la prise de conscience à laquelle ils ont conduit devraient déboucher sur un vrai programme de lutte, réaliste, échelonné dans le temps et évalué périodiquement.

La République ne peut plus faire l’économie d’un vrai débat national sur la laïcité car les conditions ayant présidé à la loi de 1905 ne sont plus tout à fait les mêmes, comme on l’a vu plus haut. Le dogmatisme religieux communautarise le débat politique et sape le vivre-ensemble. On ne peut lutter contre toute manifestation raciste ou xénophobe à l’égard de tel ou tel groupe ethnique sans combattre aussi le dogmatisme religieux et sans se priver du droit légitime de critiquer toute religion, toute idée, tout dogme, quels qu’ils soient, quitte à « heurter, choquer ou inquiéter une fraction quelconque de la population », selon le droit reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme (10). Le combat pour l’émancipation est un combat contre les inégalités sociales, contre le dogmatisme, contre ceux qui veulent imposer par la force leurs conceptions, qu’ils se prétendent inspirés par un dieu ou par un homme.

1. FR3, 17 décembre 2014. www.francetvinfo.fr/faits-divers/video-nice-un-boulanger-accuse-d-etre-un-mauvais-musulman_775327.html ; Charlie-Hebdo, 7 janvier 2015.
2. Diamond J., 2013. Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles. Éd. Gallimard, chapitre 9, p. 369-417.
3. Moussaoui R., 13 janvier 2015. L’encombrante présence de Benyamin Netanyahou. L’Humanité.
4. al-Husseini W., 2015. Blasphémateur ! Grasset, 240 p.
5. Mumcu Ö., 11 janvier 2015. Je suis Charlie. Kedistan. http://kedistan.fr/2015/01/11/je-suis-charlie/
6. Yeni Akit. www.yeniakit.com.tr/yazarlar/ali-karahasanoglu/fransadaki-olayi-kinayalim-mi-9117.html
7. Meddeb A., 23 septembre 2006. L’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte. Libération. www.liberation.fr/monde/2006/09/23/l-islamisme-est-la-maladie-de-l-islam-mais-les-germes-sont-dans-le-texte_52174
8. Baubérot J., 12 janvier 2015. Être Charlie. Être laïque. Blog Mediapart. http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot/120115/etre-charlie-etre-laique
9. Mandeville L., 13 janvier 2015. Des intellectuels de confession musulmane appellent à une « révolution » dans l’islam. Le Figaro. www.lefigaro.fr/international/2015/01/13/01003-20150113ARTFIG00413-des-intellectuels-de-confession-musulmane-appellent-a-une-revolution-en-islam.php
10. Arrêté Handyside du 7 décembre 1976. http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-62057