Soyons Charlie. Vraiment.

, par Robert Joumard

C’est la liberté de la presse, c’est la liberté tout court, c’est la démocratie qui sont en jeu et que nous devons défendre face à la barbarie, entend-on de toute part après l’assassinat de Charlie Hebdo. Avec raison.

Oui, nous sommes Charlie, nous sommes totalement Charlie. Nous défendons aujourd’hui la liberté de l’information et nous la défendrons demain. Nous défendons le droit à l’information, c’est-à-dire le droit pour chaque citoyen d’avoir accès à des informations variées, contradictoires, par l’écrit, par l’image, par le dessin. Nous défendons le droit d’informer, c’est-à-dire le droit de chaque citoyen d’informer ses semblables de ses découvertes, de ses propositions, de ses idées, de ses indignations, de ses coups de cœur.

Soyons Charlie. Soyons ceux qui luttent pour ce double droit à l’information et à informer, auquel s’opposent trois armes, de la plus sauvage à la plus douce.

L’arme la plus sauvage, c’est l’extermination physique de ceux qui informent : l’assassinat des journalistes comme le 7 janvier à Paris, comme lors de la plupart des conflits armés, comme sous de trop nombreux régimes dans le monde. C’est aussi l’assassinat des témoins, de ceux qui osent informer les journalistes de ce qu’ils ont vu ou entendu, de ceux qui osent publier sur internet leurs témoignages.

La deuxième arme, ce sont les poursuites judiciaires à l’encontre des journalistes, des organes de presse, voire des témoins. Ce sont les amendes, les peines d’emprisonnement qui mettent souvent à genoux des journaux, des journalistes et des témoins.

Nous avons réussi à éliminer ces deux méthodes en France et dans les « démocraties » occidentales, ce qui fait dire à certains que la presse y est libre.

Mais il y a une troisième arme, beaucoup plus subtile, beaucoup plus douce, beaucoup plus indolore, et beaucoup plus efficace. C’est de ne pas organiser le financement de la presse, c’est de laisser la presse aux mains des plus riches, pour qu’elle ne soit pas aux mains de tous. C’est laisser se créer des monopoles ou quasi monopoles de presse, c’est laisser quelques oligarques ou ploutocrates acheter les principaux journaux et les principales chaînes de télévision. C’est laisser les Bernard Arnault, François Pinault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Serge Dassault et autres grandes fortunes acheter et être maîtres des organes de presse.

Oui, soyons Charlie. Soyons ceux qui imposeront la liberté et la capacité matérielle pour chacun de publier ses caricatures, ses idées, ses analyses. Soyons ceux qui imposeront aux radios, aux télévisions, à la presses écrite de rendre compte honnêtement de la pauvreté et de la misère qui s’étendent, des insoutenables gaspillages des milliardaires, des conflits sociaux, des responsabilités des uns et des autres dans la crise écologique, plutôt que de nous abreuver de faits divers montés en épingle, de la vie sentimentale des peoples et du point de vue des 1 %. Soyons ceux qui imposeront à France Inter (et aux autres) d’ouvrir largement son antenne aux économistes atterrés et hétérodoxes, plutôt que d’offrir une misérable demi chronique hebdomadaire à Bernard Maris.

Soyons Charlie en diffusant largement les caricatures des magouilleurs, des délinquants en costard cravate, des professionnels de la politique, de tout ceux qui écrasent les petits pour s’assurer gloire et puissance.

Soyons Charlie en sauvant Charlie Hebdo au bord du dépôt de bilan. Mais pas seulement Charlie Hebdo, car cela signifierait que Charlie Hebdo aurait "payé" notre soutien par la mort de douze personnes, ce qui serait indécent. Rendons possible l’existence économique de tous les Charlie, de tous ces journaux, magazines, revues et sites web qui tirent le diable par la queue, plutôt que de les laisser disparaître tôt ou tard ou rester confidentiels. Décidons d’une autre politique de l’information que l’actuelle mainmise des seules grandes fortunes, organisons un financement de la presse par tous les citoyens, pour tous les citoyens.

Soyons Charlie. Analysons pourquoi le droit à l’information et le droit d’informer ne sont pas respectés en France, pour chaque citoyen ; imaginons des solutions ; discutons-en ; décidons-les, démocratiquement.

Pour que nos larmes soient des larmes d’indignation et de combat dans la voie tracée par Stéphane Hessel et Charlie Hebdo, pour honorer la mémoire de ceux qui ont payé de leur vie leur talent et leur liberté, soyons Charlie. Vraiment.