Traités de libre-échange : ne pas confondre marketing politique et information

, par Robert Joumard

Les traités de libre-échange utilisent des mots et des expressions qui ont plutôt une image positive dans leur signification populaire, courante. Entre autres :

  • « Concurrence » qui fait référence à la possibilité pour le consommateur de pouvoir choisir le meilleur produit. Les lieux de la concurrence sont pas excellence le marché de quartier où producteurs et revendeurs proposent leurs produits, ou le centre-ville où les multiples commerces sont en concurrence pour attirer le client et lui vendre leurs produits. La concurrence – au sens commun – n’exclut pas le respect de la réglementation.
  • « Ouverture à la concurrence » cumule deux aspects positifs : la concurrence que l’on vient d’évoquer, et l’ouverture, connotée extrêmement positivement.
  • « Libéralisation » qui est sœur de libération et de liberté. Le libéralisme affirme la liberté comme principe politique suprême. Le libéralisation accroît la liberté : comment pourrait-on s’opposer à plus de liberté ? Comment ne pas laisser à chacun la liberté de se comporter comme il l’entend ? Mai 68 n’est pas loin...
  • « Libre-échange » fait référence directement à la liberté (cf. ci-dessus) et à l’échange. L’échange évoque une activité essentielle des hommes et des femmes depuis les temps immémoriaux, l’échange de nouvelles, de salutations, de biens, voire le don et le contre-don, l’échange de maris et de femmes entre communautés, etc. L’échange est donc sans doute au fondement de toute société.
  • « Marché » qui est traditionnellement le rassemblement des personnes en vue d’échanges de toutes nature et par extension le lieu de ces échanges. C’est l’activité et le lieu traditionnels des échanges.

Il est donc très difficile de contrer la concurrence, la libéralisation, le marché ou le libre-échange, car ces expressions sont a priori connotées très positivement ou font référence à des réalités aussi vieilles que les sociétés humaines. L’art des promoteurs des concepts modernes d’ouverture à la concurrence, de libéralisation, de libre-échange est de donner à ces expressions connotées positivement un sens très particulier mais en même temps assez vague.

Ces expressions ne sont jamais définies explicitement dans les traités de libre-échange, en disant ce qu’elles sont, ce qu’elles ne sont pas, quelles en sont les conséquences concrètes. Il faut donc lire entre les lignes pour en approcher le sens réel. La mise en œuvre de traités de libre-échange ou de traités néolibéraux, comme le Traité de Lisbonne ou l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord ALENA, est beaucoup plus éclairante. C’est ce que nous avons tenté de faire par ailleurs dans une analyse des différents traités de libre-échange (TAFTA, AECG, ACS, etc.).

On se rend compte alors que le libre-échange et l’ouverture à la concurrence n’ont guère à voir avec le simple commerce ou les échanges au sens commun de ces termes. Le marché non plus. La libéralisation n’a rien à voir avec la Liberté de la devise de la République française. En fait toutes ces expressions utilisées dans les traités peuvent se résumer en une seule : la liberté absolue de faire des affaires et de faire du profit, le plus de profit possible, quelles qu’en soient les conséquences sur la société et notre écosytème. Ces conséquences ne sont cependant pas oubliées, car elles sont systématiquement mentionnées. Les normes sociales, sociétales et environnementales sont bien respectées, mais seulement et seulement si elles ne s’opposent pas au droit de faire des affaires et des profits.

De fait, ces normes sociales, sociétales et environnementales s’opposent généralement au droit absolu de faire des affaires et du profit, car elles sont l’expression de différents droits individuels ou collectifs, de différentes valeurs dont aucune n’est absolue. Toute société s’est construite sur un équilibre entre ces différents droits et ces différentes valeurs. L’équilibre n’interdit cependant pas une certaine hiérarchie des droits et des valeurs, mais cette hiérarchie n’est pas non plus absolue.

La libéralisation d’un secteur économique est en fait la déconstruction des règles qui modèlent ce secteur, hors le droit de faire des affaires et du profit. C’est l’élimination des règles qui servent les intérêts communs des sociétés. Quand elle touche aux services, le droit de faire des affaires et du profit se traduit par la privatisation des services.

Le marché est le lieu où les multinationales, les spéculateurs et plus généralement ceux qui ont de gros moyens financiers décident de contrer les décisions politiques qui ne leur conviennent pas et de soutenir celles qui leur conviennent. L’apparition du marché se ramène à celle d’un second peuple, les gens du marché rivalisant désormais avec le peuple de l’ensemble des citoyens.

Il nous faut donc appeler un chat un chat quand on veut être compris par tout un chacun, à propos des traités de libre-échange, d’investissement ou de commerce. Il faut éviter d’utiliser mécaniquement les termes et les expressions des promoteurs de ces traités, car ils ne sont pas choisis pour en faciliter la compréhension par les citoyens, mais pour « vendre » les traités. Ce sont des mots de marketing et non des mots qui informent.

Aussi proposons-nous les traductions suivantes :

  • « Concurrence » à traduire en « liberté absolue de faire des affaires et des profits ».
  • «  Ouverture à la concurrence » et « libéralisation » à traduire en « soumission au droit des multinationales de faire des affaires et des profits », c’est-à-dire « élimination des règles » , voire « privatisation » quand il s’agit des services.
  • « Marché » à traduire en « parlement des multinationales et autres spéculateurs ».
  • « Libre-échange » à traduire en « liberté de faire des affaires et des profits ».
  • « Traité (ou accord) de libre-échange » à traduire en « traité de liberté des affaires ».

Au-delà de ces expressions essentielles, d’autres termes et expressions moins courants sont aussi sources de confusion pour tout un chacun.

Par exemple les « objectifs » sont rarement les buts réellement poursuivis par les promoteurs d’un traité de libre-échange, mais là encore sont des arguments de vente. Nous préférons donc parler d’ « objectifs annoncés » ou d’ « objectifs déclarés ».

Les « investissements » ne sont pas d’abord des investissements, c’est-à-dire la mise à disposition de moyens matériels ou humains pour lancer une nouvelle activité ou développer une activité existante, éventuellement à perte pour celui qui investit. Les investissements familiaux (par exemple dans un appartement) ou publics (par exemple dans l’éducation ou dans des hôpitaux) ne sont pas compris comme des investissements, car il n’y a pas de profit privé à la clef. Les investissements ne sont compris dans les traités que comme des opportunités de faire personnellement du profit, indépendamment de l’intérêt pour la société qui accueille l’investissement.

Les « investisseurs » ne sont là qu’en vue de profits personnels futurs et non pas pour développer la société où ils opèrent. De plus ne sont considérés que les investisseurs étrangers. Les investisseurs sont donc tout simplement des multinationales. Le terme plus récent et plus à la mode de « transnationales » n’apporte rien de plus en français, mais ajoute de la confusion au terme bien connu de « multinationales ».
L’expression « mécanisme de règlement des différends investisseur-État » ne dit guère ce que c’est :

  • « Mécanisme » n’est pas un terme clair et précis ; « cour de justice » nous semble plus clair, tandis que « tribunal » est inapproprié car un tribunal est permanent.
  • Il n’est pas dit que c’est un mécanisme privé.
  • L’expression présente les plaignants sous un jour favorable – les « investisseurs », alors que leur objectif n’est pas d’investir mais de faire des affaires et du profit. De plus, seuls les « investisseurs » étrangers peuvent utiliser ce mécanisme. Nous proposons donc de parler de « multinationales ».
  • Et l’expression « investisseur-État » laisse penser que l’institution est réciproque, ce qui n’est pas le cas : les États ne peuvent attaquer en justice les « investisseurs ». Nous préférons parler de « différends des multinationales envers les États ».

Nous proposons donc l’expression un peu plus longue, mais combien plus précise de « cour de justice privée pour régler les différends des multinationales envers les États ».

Enfin, les « partenariats » rassemblent des partenaires, ce qui suggère une confiance et un respect mutuel, voire une amitié, et souvent des relations exemptes de calculs et de coups fourrés. Les « accords » sont un peu moins amicaux. Partenariats et accords sont généralement compris comme peu formels, souples et modifiables. Or les multiples accords et partenariats de libre-échange n’ont aucune de ces caractéristiques. La principale différence est leur formalisme extrême, leur situation au sommet des normes et leur quasi irréversibilité. Le terme de « traité » est beaucoup plus adapté : il indique clairement que c’est un accord entre pays, qu’il est formel, difficile à mettre au point et encore plus difficile à modifier.

Nous proposons donc les traductions suivantes :

  • « Objectifs » à traduire en « objectifs annoncés » ou « objectifs déclarés ».
  • « Investissement » à traduire en « opportunité de profits personnels ».
  • « Investisseur » à traduire en « multinationale ».
  • « Mécanisme de règlement des différends investisseur-État » à traduire en « cour de justice privée pour régler les différends (ou les litiges) des multinationales envers les États ».
  • « Partenariat » et « accord » à traduire en « traité ».

Enfin les traités de libre-échange ou traités de liberté des affaires fleurissent dans des documents pour francophones sous des appellations diverses en français et en anglais, et le plus souvent sous d’innombrables sigles : ACS, AECG, ALENA, AMI, APE UE-AE, APTP, EU-WA EPA, GMT, PTCI, TAFTA, TiSA, TTIP, et quelques autres. Comment le citoyen peut-il s’y reconnaître ? Ces sigles abscons ajoutent de la complexité et du mystère aux traités, et font fuir le lecteur.

Le choix d’un nom pour chacun des traités est cependant difficile, car il devrait avoir des qualités souvent contradictoires : signification la plus riche possible et correspondant à la réalité du traité, simplicité des termes qui doivent être faciles à comprendre pour le lecteur francophone moyen, sobriété, acronyme correspondant facile à retenir.

Comme expliqué ci-dessus, les sigles sont à proscrire, car ils ne disent rien ; leur seul avantage est d’être éventuellement faciles à retenir, mais cet avantage se dissout dans la multiplicité des sigles qui se ressemblent (TAFTA, CETA, TiSA par exemple). L’adjectif « transatlantique » utilisé parfois pour parler du traité euro-étasunien ne sous semble pas adapté car cette qualification s’applique tout autant au traité euro-canadien. Le terme de « marché » utilisé aussi pour le traité euro-étasunien est beaucoup trop positif au vu de la réalité de ce traité (cf. plus haut). Aussi proposons-nous :

  • « Accord économique et commercial global UE-Canada », « AECG », « CETA » à traduire en « Traité euro-canadien de liberté des affaires ».
  • « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement », « PTCI », « Grand marché transatlantique », « GMT », « traité transatlantique », « TTIP », « TAFTA » à traduire en « Traité euro-étasunien de liberté des affaires ».
  • « Accord de partenariat économique UE-Afrique de l’Ouest (ou de l’Est, ou australe) », « APE UE-AE » à traduire en « Traité euro-ouest africain de liberté des affaires ».
  • « Accord sur le Commerce des Services  », « ACS », « TiSA » à traduire en « Traité de privatisation des services ».

Ces propositions de traduction pourraient être utilisées systématiquement, éventuellement en rappelant le terme ou l’expression officiel.

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