Awra Amba, une expérience actuelle de socialisme utopique

, par Robert Joumard

La synthèse des connaissances sur cette expérience issues de travaux de recherche, de reportages et de témoignages, fait l’objet d’un rapport de 87 pages (téléchargeable plus bas). En voici la synthèse ci-dessous.

Dans la longue lignée des expériences de socialisme utopique, le village éthiopien d’Awra Amba est une communauté de la Région Amhara construite sur les valeurs humanistes qu’elle met en œuvre à travers son mode de vie.

Cette étude est une synthèse de la littérature disponible sur cette communauté, c’est-à-dire essentiellement de quatre rapports de masters éthiopiens (Atnafu, 2005 ; Yirga, 2007 ; Yassin, 2008 ; Mekonnen, 2009) et secondairement de reportages et témoignages éthiopiens et étrangers entre 2006 et 2012. Nous présentons tout d’abord notre propre méthode, c’est-à-dire les sources que nous avons utilisées avec un regard méthodologique critique, puis le mode de présentation des nombreuses données recueillies qui nous permettent de tracer une peinture assez précise de cette expérience originale, que nous tentons de comparer assez systématiquement à la société rurale amhara.

La communauté a été fondée par Zumra Nuru en 1972. Dès son jeune âge, ce visionnaire d’origine paysanne pauvre se rebella contre l’injustice, les mauvais traitements et la malhonnêteté qu’il voyait dans sa propre famille et autour de lui dans la société amhara traditionnelle patriarcale et croyante. Il voyage dans la région pour trouver des gens qui partagent ses idées. Finalement il réunit une vingtaine de personnes qui fondent la communauté de paysans d’Awra Amba sur une cinquantaine d’hectares. Mais les voisins sont scandalisés par l’égalité entre les sexes, les droits des enfants et leur absence de religion. S’ensuit une période troublée pour la communauté, mêlant prison pour son leader et exil à plusieurs centaines de kilomètres pendant plusieurs années. La communauté redémarre finalement en 1993 sur son site actuel et se développe.

Les chiffres indiqués par les différents auteurs permettent de reconstituer l’évolution de sa population qui passe par un minimum de moins de vingt personnes pendant la période d’exil à plus de 400 actuellement. Nous comparons sa composition par sexe et par tranche d’âge avec la population rurale voisine du Sud Gondar. Nous situons ensuite Awra Amba au sein des différentes structures administratives éthiopiennes, dont on présente les principales caractéristiques géographiques, démographiques et économiques.

Awra Amba est un village très fortement uni par une culture et des idéaux, qui le distinguent de la société amhara et des villages environnants. C’est d’abord une communauté qui partage des valeurs : vivre à Awra Amba signifie partager et défendre ces valeurs. Les principales valeurs citées par les différents auteurs sont assez variées, mais nous les regroupons finalement en honnêteté, égalité et notamment égalité des sexes, solidarité des êtres humains, travail et absence de religion ou rationalisme. Nous détaillons chacune de ces valeurs sur le plan conceptuel telles que les défend la communauté d’Awra Amba, d’après les différents auteurs.

Nous présentons ensuite sous ses différents aspects l’organisation sociale de la communauté, qui est particulièrement élaborée : il s’agit des structures de la communauté, de ses activités économiques, puis des relations sociales, à travers l’égalité des sexes dans le travail, le mariage, le divorce et la construction du foyer familial, la place spécifique et originale des enfants, la solidarité avec les plus fragiles, les funérailles, et enfin les modes de gestion des conflits internes à la communauté.

En termes d’institutions, Awra Amba est organisé en deux structures : la communauté, qui regroupe l’ensemble des habitants qui partagent des valeurs et un mode vie, et la coopérative de travail qui regroupe les trois quarts des membres de la communauté. Les décisions les plus importantes pour la coopérative sont discutées et décidées en assemblée générale des coopérateurs, qui élit les membres d’une quinzaine de comités ; ceux-ci mettent en application les décisions des assemblées générales et gèrent collectivement les différents volets de l’activité du village. Les femmes comptent pour 44 % des membres des comités, qui sont révocables à tout moment.

L’économie d’Awra Amba est partiellement agricole, mais les surfaces disponibles sont très inférieures à ce qu’elles sont dans la région : de 0,2 à 0,4 ha/foyer à Awra Amba selon les auteurs, pour 2,1 ha/foyer dans la région. Les principales productions agricoles sont le tef, le maïs (ou le sorgho) et les haricots secs, ainsi que les produits issus d’un petit cheptel. Les rendements sont supérieurs aux rendements régionaux d’environ un quart. Ne pouvant vivre uniquement de l’agriculture étant données la pauvreté et la rareté du sol, ils se sont diversifiés vers le tissage, la meunerie et le commerce. Ces activités sont menées pour l’essentiel au sein de la coopérative, sauf le tissage dont une part importante se fait au domicile de chacun et appartient au domaine privé.

Ces activités fournissent un revenu moyen par habitant qui semble légèrement supérieur à celui de la région, mais les chiffres fournis ne sont pas très clairs, voire contradictoires. Les besoins alimentaires des habitants semblent néanmoins entièrement couverts tout au long de l’année, alors que les deux tiers des paysans amharas ne couvrent leurs besoins alimentaires que neuf mois sur douze.

Nous détaillons ensuite la participation aux différentes tâches agricoles, artisanales et ménagères des femmes et des hommes, ainsi que des jeunes, filles et garçons. Pour l’essentiel, ces tâches sont réparties selon les capacités de chacun et non selon son sexe. Les données d’enquête rassemblées montrent qu’il y a égalité dans le couple comme producteurs, comme consommateurs, comme responsables des tâches et travaux et comme responsables de la famille.

Le mariage est l’affaire des futurs époux, leurs parents n’ayant aucun rôle, contrairement à la norme amhara traditionnelle. Les études nous donnent des statistiques assez précises de l’âge du mariage que nous comparons aux statistiques régionales. Il apparaît qu’il n’y a pas de mariage précoce à Awra Amba, les jeunes femmes se mariant généralement entre 19 et 22 ans, et les jeunes hommes entre 20 et 25 ans, alors que dans la population rurale régionale, 5 % des garçons et 8 % des filles de 10 à 14 ans sont déjà mariés. Les couples ont en moyenne un enfant de moins que chez leurs voisins de la région. Le divorce se fait sans formalité par consentement mutuel, les biens des époux étant partagés à égalité.

La solidarité et le respect mutuel entre membres d’Awra Amba sont notamment mis en œuvre vis-à-vis des enfants : ils ont trois devoirs bien distincts : aller à l’école, jouer, et aider au travail de la communauté. Leur participation aux tâches ménagères et surtout agricoles est cependant très faible, mais tous vont à l’école le plus longtemps possible selon leurs capacités et sont encouragés à l’étude en dehors de l’école. La solidarité passe aussi par un système de prise en charge des femmes proches de l’accouchement, des malades et des personnes âgées.

Contrairement au cas de la société rurale amhara où les funérailles sont l’occasion de grands rassemblements des proches accompagnées de lamentations spectaculaires, elles ne mobilisent à Awra Amba que quelques personnes pendant quelques heures. Ces rites mortuaires correspondent au système social et culturel d’Awra Amba, dont les membres ne croient guère à la vie après la mort et privilégient la vie sur terre.

Enfin, pour gérer les conflits au sein des couples et entre membres de la communauté, plusieurs instances permanentes ont été mises en place qui semblent très efficaces pour rétablir le dialogue et gérer les conflits avec sagesse.

Nous étudions ensuite en détail l’éducation au sein de la communauté, car celle-ci y attache une importance particulière. L’éducation est tout autant orientée vers la promotion du groupe que vers la promotion de l’individu. Awra Amba a mis en place tout d’abord un système d’auto éducation ou d’éducation mutuelle, pour les adultes, et surtout pour les jeunes enfants qui ne vont pas encore en primaire et les écoliers en dehors de l’école. Cette éducation est assurée par des élèves plus âgés et par des adultes du village, avec notamment une école maternelle et une bibliothèque bien fournie en ouvrages techniques.

Tous les enfants en âge de l’être sont scolarisés. Ils sont très actifs dans les clubs sociaux et éthiques de l’école, très à l’aise dans les discussions de groupe, très studieux, mais assez peu ouverts aux élèves des autres villages. Les enseignants les trouvent plus travailleurs, plus éthiques et plus coopératifs que les enfants des villages environnants. En conséquence, le niveau d’éducation des membres de la communauté d’Awra Amba, tous d’origine paysanne, est nettement supérieur à celui des communautés rurales de la région, avec relativement peu de différences entre les sexes.

Nous étudions enfin les relations de la communauté avec les communautés voisines, caractérisées par la méfiance : Awra Amba est perçu par ses voisins comme une caste déviante, suspecte, secrète, cruelle, paresseuse et païenne, tandis que les membres d’Awra Amba ne fréquentent guère leurs voisins. Cette méfiance est due aux différences de culture considérables et au passé gravement conflictuel entre les deux groupes. Elle serait très atténuée aujourd’hui. En revanche, les relations avec les autorités régionales et éthiopiennes sont excellentes, Awra Amba accueillant de très nombreux visiteurs et étant cité en exemple très fréquemment. Par contre, la communauté n’est guère intéressée par les expériences extérieures.

En conclusion, nous tentons de montrer en quoi cette expérience participe aux luttes d’émancipation, dans la lignée des communautés dites de socialisme utopique qui visent à la création de communautés idéales ici et maintenant. C’est une pierre de plus dans le mouvement actuel de renaissance des pays et des citoyens que l’on disait « sous-développés ». Awra Amba est donc par de nombreux aspects un exemple vivant pour les communautés voisines, pour l’Éthiopie, et au-delà pour l’émancipation des citoyens et des peuples, quel que soit leur niveau de développement, y compris en Europe. Cette communauté utopique pourrait cependant devoir faire face à des risques dangereux pour sa pérennité. Il s’agit notamment de l’endogamie, de la non ouverture au monde, de l’hétérogénéité et de la sclérose par le mythe. Enfin nous suggérons quelques pistes de recherche qui permettraient de mieux comprendre cette expérience, et peut-être de la favoriser.

Une version anglaise du rapport est disponible, ainsi qu’un livret de 35 photographies avec de courts textes en français présentant cette expérience.