Les indignados de "Democracia real ya !" : les indignés de "La démocratie maintenant !"

, par Robert Joumard

Le mouvement "La démocratie maintenant !" ou "Démocratie réelle tout de suite !" est né en Espagne le 15 mai dernier sous le nom de "Democracia real ya !", avec le slogan "No somos mercancía en manos de políticos y banqueros" (Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers). Il se caractérise par des formes de mobilisation nouvelles en Europe et par ses revendications. Voici ci-dessous une présentation du mouvement à partir de ses principaux textes et de quelques articles.

1. Formes de mobilisation du mouvement


Le mouvement est le fruit d’un travail de longue haleine d’une poignée de collectifs locaux, jusqu’alors très discrets, disséminés sur tout le territoire espagnol. Trois dynamiques au moins se sont conjuguées toujours selon Lamant  [1] :

  Dès la fin de l’année 2009, une mobilisation contre la loi Sinde, lointain équivalent de la loi Hadopi en France, qui a débouché sur un appel au boycott des deux grandes formations espagnoles (Parti socialiste et Parti populaire) qui avaient voté la loi Sinde, et qui s’est élargie à la lutte contre la corruption.

  Les mouvements universitaires contre la précarité, avec, en chef de file, l’association Juventud sin Futuro (Jeunesse sans avenir), née le 7 avril 2011, grâce à une manifestation réussie à Madrid. Alors que plus de 40 % des Espagnols de moins de 25 ans sont au chômage, leur slogan est l’un des plus efficaces du campement de Sol : "Sans maison, sans boulot, sans retraite, sans peur". Ils dénoncent la récente réforme des retraites, ou encore la marchandisation de l’éducation publique. Ces mêmes étudiants s’étaient déjà mobilisés en 2009, pour protester contre le processus de Bologne.

  Début 2011, le collectif "Democracia real ya !" va tenter de recoller les morceaux d’une société civile atomisée par la crise. Il invite en son sein des associations qui s’ignoraient jusqu’alors. Les précaires parlent aux victimes de crédits hypothécaires. Dès le mois de mars, il organise à Madrid des assemblées en plein air, et accumule les adhésions, en toute discrétion. L’unité commence à prendre forme en ces jours de mars.

Le collectif appelle à des rassemblements le 15 mai, qui rassemblent 80 000 Espagnols. L’occupation de la place Puerta del Sol à Madrid dès la nuit du 15 au 16 mai par une quarantaine d’intrépides très motivés n’avait été prévue par aucune de ces structures. Leur nombre, dès le lendemain soir, avait explosé.

Le mouvement, initié donc par des universitaires et de jeunes précaires, a rapidement fédéré des Espagnols de tous âges et de tous les horizons  [2]. Le manifeste du mouvement [3] commence par "Nous sommes des personnes courantes et ordinaires". Il ne fait pas la moindre référence à une formation politique ou à un syndicat (note 2). Les syndicats majoritaires CCOO et UGT ont d’ailleurs perdu tout prestige après avoir rompu la forte mobilisation issue de la grève générale du 29 septembre 2010, en signant le Pacte social [4].

Le mouvement est ouvert à tous sans se définir idéologiquement a priori. Son manifeste (note 3) proclame en effet : "Parmi nous, certain-e-s se considèrent plus progressistes, d’autres plus conservateurs. Quelques un-e-s croyants, d’autres pas du tout. Quelques un-e-s ont des idéologies très définies, d’autres se considèrent apolitiques." Le mouvement est divers, pacifique, non incarné par un leader. Cette nouvelle manière de manifester rompt avec les logiques des centrales syndicales et du classique cortège de banderoles [5].

Les slogans jouent un rôle important. Ils sont particulièrement bien choisis, simples et expressifs. Comparons par exemple le slogan "le monde n’est pas une marchandise" des altermondialistes, qui se réfère à un monde vague et ne définit pas les protagonistes de sa lutte, au slogan de "Democracia real ya !" "Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers" : le fond est le même, mais le slogan espagnol nous implique et désigne clairement nos principaux adversaires.

Le mouvement est exemplaire du point de vue de la simultanéité, de la décentralisation et de la coordination (note 4). Il a démontré une technique d’organisation, d’autogestion, impressionnante. Les indignés de Madrid par exemple sont répartis en une quinzaine de commissions thématiques, qui tiennent leur réunion, chaque soir ou presque, dans les rues adjacentes, en vue de l’assemblée générale de la place Puerta del Sol (note 1).

Les réseaux sociaux via Facebook ou Twitter ont joué un grand rôle dans la mobilisation, ce qui est un point commun avec les révolutions tunisienne et égyptienne. On peut estimer que les foules amassées dans plus de 60 villes espagnoles avec une simultanéité que seule l’usage des SMS et des mails peut expliquer sont le nouveau - et jeune - Tiers État face aux aristocratie d’argent et de pouvoir, et à la classe productive traditionnelle encore solidement protégée [6]. Grâce au numérique, les manifestants peuvent souvent déjouer la répression policière et étatique ; les violences policières ou les provocations sont tout de suite répercutées à une échelle mondiale.

"L’indignation", rendue populaire à travers le pamphlet de Stéphane Hessel, est une des idées-force des protestations en cours. Peu à peu, on est passé du malaise à l’indignation et de l’indignation à la mobilisation. Car pour lutter, il ne faut pas seulement du malaise et de l’indignation, il faut également croire dans le fait qu’il soit possible de vaincre et que tout n’est pas perdu avant même de commencer.

Alors que, pendant des années, les mouvements sociaux dans l’État espagnol n’ont connu que des défaites, les révolutions arabes ont montré que l’action collective est utile, que, oui, "on peut le faire". Il n’est donc pas étonnant que ces révolutions, tout comme les victoires moins médiatisées du peuple islandais contre les banquiers et la caste politique, constituent, depuis le début, des références pour les manifestants et les militants du mouvement actuel.

Dans un contexte de crise et de difficultés personnelles, ensemble avec la conviction que "c’est possible", que l’ont peut changer les choses, la perte de la peur est un autre facteur clé, que traduit l’un des slogans les plus exprimés ces derniers jours : "sans peur".

Le Mouvement du 15 mai et les occupations ont une importante composante générationnelle. Mais si celle-ci est fondamentale, il faut souligner que la protestation en cours n’est pas un mouvement générationnel. C’est un mouvement de critique du modèle politique et économique actuel et des tentatives de faire payer la crise aux travailleurs dans lequel les jeunes ont un poids important. (note 4)

2. Revendications et propositions


Le manifeste souligne : "Nous sommes tous très préoccupé-e-s et indigné-es par la situation politique, économique et sociale autour de nous. Par la corruption des politiciens, entrepreneurs, banquiers...", puis que "nous sommes des personnes, pas des produits du marché". Le mouvement actuel axe sa critique contre l’injustice du code électoral, le bipartisme favorisé par la loi électorale, l’impunité des politiques, contre la caste politique nationale dont la complicité et la servilité face aux pouvoirs économiques ont été plus que jamais mises à nu avec la crise. "Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers" proclamait l’un des principaux slogans du 15 Mai. On relie ainsi la critique frontale de la caste politique, de la politique professionnelle, avec la critique du modèle économique actuel et des pouvoirs financiers. (note 4)

Si les critiques de la finance et du modèle économique ne sont pas nouvelles, elles prennent une vigueur nouvelle avec la critique de nos pseudo démocraties. L’exigence de démocratie qui restait encore timide dans le mouvement altermondialiste devient centrale, et permet de dépasser une vision par trop économiste. Elle permet surtout d’associer tout un chacun au mouvement, car il se rend bien compte que la "démocratie" néolibérale fonctionne sans et contre les citoyens.

Les propositions votées en assemblée le 19 mai sur la place Sol à Madrid abordent sept points en détail [7] : la classe politique, les banques, les services publics, la démocratie participative, les impôts, le chômage et le logement. Les demandes principales concernent le changement de la loi électorale pour avoir un système proportionnel où les votes blancs et nuls sont pris en compte, des référendums pour toute transposition en droit espagnol des mesures dictées par l’Union européenne, une loi de responsabilité politique qui oblige les élus à rendre des comptes, la réduction du temps de travail et la répartition du travail, l’interdiction des licenciements collectifs dans les grandes entreprises qui font des bénéfices, l’expropriation et la transformation en HLM des logements neufs vides, le maintien des services publics de qualité, l’interdiction du sauvetage public des banques en faillite hors la nationalisation, l’interdiction pour les banques d’investir dans les paradis fiscaux, la taxe Tobin et l’augmentation des impôts pour les plus riches.

Le mouvement espagnol est donc très proche du mouvement altermondialiste dont il reprend la plupart des revendications. Il le dépasse par la centralité de l’exigence de démocratie, qui apparaît incontournable et fédératrice. Il se caractérise par la défiance vis-à-vis des formes traditionnelles d’organisation, par l’autogestion, par le rôle des nouvelles technologies de communication, par la qualité des slogans. Cette nouvelle forme de mobilisation semble efficace. Réussira-t-elle à stopper le canard sans tête de la politique néolibérale, qui continue à courir mais qui a perdu depuis 2008 sa légitimité à défaut de son pouvoir (note 6) ?

La réponse nous appartient.