Awra Amba, une utopie éthiopienne

, par Robert Joumard

Le village éthiopien d’Awra Amba est une communauté déjà ancienne au mode de vie proprement extraordinaire, notamment pour l’égalité homme - femme, la solidarité, l’absence de religion, l’honnêteté, le travail, la démocratie, voire l’écologie. Un ferment d’émancipation.

Le texte complet avec illustrations et références est disponible aussi au format pdf “Awra Amba, une utopie éthiopienne”, plus bas.

Après avoir fait une synthèse des données disparates voire contradictoires sur cette expérience qui sont disponibles sur le web dont nous rendons compte par ailleurs (disponible plus bas au format pdf “Awra Amba selon le web”), nous avons enquêté sur place pendant quatre jours du 13 au 17 avril 2010 pour explorer et constater in situ le mode de vie de cette communauté découverte à travers des lectures effectuées sur internet. Nos principales sources d’information sur place ont été d’une part la principale guide du comité de réception de la communauté, Timbalel, d’autre part son leader, Zumra Nuru. Nous avons tout d’abord vérifié auprès d’eux chaque information issue du web et ne retenons ici que celles qui ont été vérifiées (nous en indiquons alors la source). Nous avons ensuite collecté de nombreuses informations complémentaires.

Nous n’avons pu évaluer la véracité que d’une partie des informations obtenues, soit par recoupement, soit de visu. Et notamment une partie de ce qui concerne l’égalité des sexes, la fraternité, la religion ou l’économie, et l’ensemble des informations sur l’historique, les mœurs ou la démocratie sont directement issues de nos contacts institutionnels dans la communauté et n’ont pu être vérifiées de manière indépendante. Or il est parfois difficile de faire la part entre les souhaits de la communauté et la réalité. Le faire systématiquement aurait demandé une véritable recherche de plusieurs mois. Les faits et données du texte ont finalement été vérifiés par la communauté d’Awra Amba.

Un démarrage visionnaire et difficile

"Enfant, j’étais furieux de ce que je voyais autour de moi, raconte Zumra Nuru. Je trouvais injuste que ma mère aide mon père aux semailles et aux récoltes, alors qu’il ne lui rendait jamais la pareille à la maison. Je me suis juré, adulte, de changer les choses." "Mes parents passaient tous les deux la journée à la ferme, mais une fois rentrés, mon père se reposait, mais pas ma mère. Après la même journée assommante de travail que mon père, elle avait tout à faire à la maison. Elle devait faire la cuisine, faire le ménage, laver les pieds de notre père et servir le repas. En plus, quand ma mère n’arrivait pas à tout faire à temps, mon père la malmenait, l’insultait et parfois la battait. Je me demandais pourquoi elle devait subir tout cela, comme si elle avait une force particulière. Plus tard j’ai réalisé que ce n’était pas un cas isolé propre à ma famille, mais que c’était la même chose dans toutes les familles."

"Ma famille est d’origine musulmane. Je rendais visite à mes voisins chrétiens et en ramenait de la viande. Cela énervait ma mère qui la jetait car, pour elle, on ne pouvait manger de la viande d’animaux abattus par des chrétiens. Je lui demandais si ce n’était pas les mêmes animaux", ou "si les chrétiens n’étaient pas des êtres humains comme nous".

Zumra Nuru Mohammad est le fondateur de cette communauté dont il a posé les principes. Né en 1947 (le 21 août) à Tsimada, il a passé son enfance de fils de paysan à proximité de Wogeda, dans la région de Bahar Dar, pas très loin de l’actuel Awra Amba (au nord d’Addis Abeba, dans la région Amhara). Envoyé aux champs plutôt qu’à l’école, illettré (il a par la suite appris à signer et à écrire quelques mots, mais ne peut lire un journal ou un livre), les épisodes qu’il raconte furent la source de son inspiration. Dès quatre ans il se serait posé des questions sur l’injustice de l’inégalité des sexes, les mauvais traitements des personnes âgées, l’exploitation au travail, les punitions cruelles des enfants et la malhonnêteté. Dès son enfance, il connait l’ostracisme de sa famille et de ses voisins qui le considéraient comme malade d’esprit, pas seulement pour son appui à l’égalité des sexes, mais aussi pour son opposition à la religion institutionnalisée, dans une société éthiopienne très religieuse, traditionnelle et patriarcale.

A 13 ans, plutôt que d’aller à l’école comme ses amis, il doit quitter sa famille, et commence à voyager pendant cinq ans dans la région Amhara (dans le Gondar, Gojam, Wollo) à la recherche de réponses à ses questions. "Je voyageais pour trouver des gens d’accord avec mes idées" dit-il. A 18 ans il revient dans son village et se marie. A 20 ans il devient un militant itinérant de ses idées aux alentours de son village.

En 1972, il rêve de créer cette communauté unique. Il réussit alors à convaincre une poignée d’hommes et de femmes (66 personnes). Finalement, après quelques défections, 19 familles s’établissent sur une cinquantaine d’hectares, dont aucun membre ne savait lire ou écrire.

Les habitants des villages voisins furent scandalisés par l’égalité entre les sexes, les droits des enfants et l’absence de religion de la communauté. Le régime du Derg chercha en vain à intégrer la communauté à son système. La communauté se rendit alors compte combien il serait difficile de réaliser le rêve de jeunesse de Zumra. En 1986, sur la pression des voisins, son leader fut même jeté en prison sans accusation ni jugement et finalement libéré au bout de six mois. Vers la fin du régime du Derg, en 1989, quand elle prit connaissance du projet de voisins d’assassiner Zumra et ses disciples, la communauté entière quitta les lieux au milieu de la nuit et descendit à Bonga, une ville assez calme au sud-ouest d’Addis Abeba près de Jimma, pour sauver leur vies. Elle erra plusieurs années sur les routes du nord du pays, où la faim et la maladie fauchèrent une vingtaine de ses membres.

En 1993-94, après le changement de régime de 1991, réduits à une trentaine, ils retournèrent à Awra Amba, mais tous leurs terrains avaient été pris par ceux qui s’opposaient à leur mode de vie. Ils menèrent une lutte acharnée pour les récupérer et y parvinrent finalement en contactant les médias locaux qui firent pression sur les autorités. Ils ne purent néanmoins récupérer que 17,5 hectares sur la cinquantaine initiale - pas assez pour faire vivre leur communauté en expansion. En 1993, le nombre de ses disciples avait chuté de 66 à 19. Son leader et fondateur est aujourd’hui encore accompagné en permanence d’un homme en arme en raison de décennies de haine et de menaces de mort et le village est gardé la nuit par les habitants à tour de rôle aux quatre postes de garde, ce qui est inhabituel en Ethiopie.

La communauté comptait 340 habitants en 2003, 400 en 2006, 403 personnes et 109 foyers en 2009, et 412 habitants et 119 foyers en 2010, provenant essentiellement de différentes parties de la région Amhara. Ils sont de culture, de religions et d’ethnies différentes, bien que majoritairement d’origine musulmane. Zumra Nuru affirme que d’autres personnes voudraient les rejoindre, mais qu’ils manquent d’espace pour travailler. Aussi certains membres de la communauté vivent ailleurs.

La communauté d’Awra Amba a ses propres lois et règles : l’égalité entre les sexes, les droits des enfants, l’aide envers les plus pauvres, les personnes âgées et les malades, et le refus de la malhonnêteté.

Situation géographique

Awra Amba (écrit parfois Awramba ou Awura Amba, et qui se prononce Aoura Ame’ba) est situé à 74 km de la ville de Bahar Dar (elle-même à 631 km au nord-ouest de la capitale Addis Abeba), dans la zone de Debub Gondar (Gondar sud) de la région Amhara, à près de 1900 m d’altitude (Addis Abeba est à plus de 2300 m). Pour l’atteindre, il faut quitter la route asphaltée Bahar Dar - Gondar et un kilomètre après Woreta prendre sur huit kilomètres la route goudronnée en 2010 en direction de Debre Tabor, puis une piste sur deux kilomètres en direction du sud. On peut contacter la communauté par téléphone (+251 (0)58 231 0108), et la coopérative par courrier (Awra Amba association, PO Box 36, Woreta, Ethiopie).

En 2005, sur les 17,2 millions d’habitants que compte la région, 99,9 % sont amharas, 95,5 % orthodoxes et 4,4 % musulmans. En 2004, 4 % de la population était raccordée à l’électricité, 49 % des enfants en âge d’être scolarisés allaient à l’école, et 9 % au collège. Cette zone de Debub Gondar compte dix woredas (équivalents du canton), dont, à l’est du lac Tana, celle de Fogera où se trouve Awra Amba. Cette woreda de 1095 km2 comptait 185 000 habitants en 1994 et 256 000 en 2005, ce qui donne une croissance de la population de 3 % par an.

Egalité des sexes

Dans un pays qui, il y a quinze ans, autorisait encore un mari à "discipliner" son épouse, et où le sexe et l’âge sont des paramètres premiers du travail (les femmes et les plus jeunes assurent l’essentiel des tâches), à Awra Amba, les enfants et les femmes sont respectés et égaux aux adultes mâles. "Pour commencer, nous avons introduit l’égalité devant le travail. Chez nous, les tâches ne sont pas attribuées en fonction du sexe, mais des capacités et des envies de chacun. Seuls la grossesse et l’allaitement sont l’apanage des femmes", dit Zumra Nuru, qui ajoute : "Les hommes font le travail des femmes, les femmes font le travail des hommes". Awra Amba est donc connue pour être une commune où les hommes s’occupent des enfants, font la cuisine et filent, où les femmes labourent et tissent, tout cela hommes et femmes côte à côte, alors qu’en Ethiopie (et souvent ailleurs...), ces occupations sont réservées à l’autre sexe.

Un comptage restreint montre cependant que, pour les activités traditionnellement féminines, sur 51 personnes qui vont chercher l’eau à la fontaine (et donc porter une quinzaine de kilos), 35 sont encore des femmes, que sur dix fileurs travaillant à la coopérative, huit sont des femmes (et sur quatorze fileurs lors de la journée du développement, douze étaient des femmes). Pour les métiers traditionnellement masculins, parmi onze tisseurs, huit sont masculins, et les cinq laboureurs que nous avons vus étaient tous des hommes. L’égalité des sexes dans les différentes activités ne semble donc pas encore totalement atteinte, mais il ne faut pas oublier que les tâches sont aussi effectuées en fonction des capacités : le filage est une tâche facile, le labour une tâche très physique. Une bonne moitié du chemin au moins a été accompli, ce qui est considérable.

"A la maison, nous partageons l’autorité avec [notre époux], ce dont nous sommes heureuses et fières", dit une habitante du village. Il leur sera à tous deux facile d’obtenir le divorce, ce qui est cependant fréquent en Ethiopie, bien que la tradition s’y oppose encore souvent dans certaines campagnes. Le droit des femmes et des épouses est strictement respecté alors que dans le reste du pays, c’est généralement la tradition, très défavorable aux femmes, qui prime sur la loi. Melkenesh Seid, une des habitantes d’Awra Amba est satisfaite de cette situation : "Etre membre de cette communauté, ça veut dire que je suis respectée dans ma famille et traitée en égale. Je peux faire valoir mes droits, et si je ne suis plus heureuse dans mon mariage, je divorce et j’aurai 50 % de nos biens."

Zumra a combattu la pratique de l’excision des petites filles, pratique traditionnelle encore presque systématique en Ethiopie il y a une vingtaine d’années, interdite depuis, mais toujours présente. L’évolution a été graduelle à Awra Amba, mais il n’y a plus d’excision depuis 25 ans.

Les mariages précoces ou arrangés sont interdits (ils touchent habituellement la moitié des enfants en milieu rural). Les filles ne peuvent se marier avant 19 ans, les garçons avant 20 ans. La contraception est encouragée et couramment pratiquée, comme ailleurs en Ethiopie. Les femmes ont de trois à quatre enfants, alors que la moyenne éthiopienne était de 5,3 en 2008. Zumra lui-même a eu six enfants de deux épouses successives. La communauté considère qu’après 45 ans une femme ne devrait plus avoir d’enfant.

Cependant, le droit à l’avortement, qui est interdit mais ouvertement discuté en Ethiopie, n’est pas revendiqué par la communauté qui estime que cela reste une affaire privée, toujours possible dans une clinique en ville. On se rend compte à cette occasion combien la communauté est volontairement absente de tout débat politique national.

Honnêteté

"J’ai vu des gens blesser, tuer, voler les uns les autres. Je savais qu’en tant que personnes, nous faisions aux autres ce que nous détesterions si cela nous arrivait à nous-mêmes. Mais en quoi sommes-nous différents des animaux si nous ne réfléchissons pas et n’agissons pas comme des humains ?", nous dit Zumra.

L’honnêteté est l’une des valeurs essentielles de la communauté d’Awra Amba. Pour être accepté comme membre de la communauté, il faut être honnête et vivre en paix : s’abstenir de mentir, de voler, de jurer, de se disputer et de conduite immorale. Ces règles sont consignées dans un document en amharique d’une vingtaine de pages. Cette ligne de conduite est appréciée au jour le jour dans la vie courante. Si un membre de la communauté ne la respecte pas, les autres membres discutent tout d’abord avec lui pour le remettre dans le droit chemin. Si rien n’y fait, il se retrouve isolé socialement, ce qui le fait réfléchir. Il peut finalement être exclu de la communauté, mais cela n’est encore jamais arrivé. Awra amba n’est donc pas une communauté ouverte à tous.

Il n’y a pas de vol à Awra Amba et, chose inconcevable dans ce pays où la mendicité est omniprésente, pas un enfant ne demande quoi que ce soit. Les maisons sont cependant toutes fermées à clef pour se protéger des étrangers à la communauté (le village voit passer beaucoup de voisins pour le moulin, l’épicerie ou le café).

En outre, chacun doit se priver d’alcool, de cigarettes, de khat et même de café, pourtant la boisson nationale, considérée comme addictif et dangereux pour l’équilibre psychique. Seul le thé est admis car considéré moins dangereux : il est très consommé au café du village.

La communauté ne transige pas non plus en matière de mœurs : les relations sexuelles sont interdites avant le mariage, ainsi que l’adultère après.

Religion

La communauté d’Awra Amba ne suit aucune religion et croit en l’honnêteté et l’amour de tous les êtres humains - c’est leur religion. "Au départ, nous étions chrétiens et musulmans, raconte Zumra. Mais aujourd’hui, nous croyons au même dieu créateur. Il est partout autour de nous et en nous, il n’y a pas besoin de l’enfermer dans une église ou dans une mosquée. Nous ne lui donnons pas de nom, car c’est ainsi que l’on divise les hommes, et nous ne croyons pas en une vie après la mort, dont nous n’avons aucune preuve. Le paradis, nous le construisons ici-bas, par notre labeur et la solidarité que nous nous manifestons les uns envers les autres." Timbalel, guide d’accueil de la communauté précise : "nous n’avons pas de bible, mais mettons en pratique les grands principes que l’on retrouve dans les livres saints : pas de théorie, mais la pratique". Les habitants d’Awra Amba ne respectent donc pas les nombreuses fêtes religieuses chômées dans le pays, ni même les fêtes laïques d’ailleurs. Le seul jour de vacances qu’ils s’octroient est le premier de l’an du calendrier national, le 11 septembre. Les enterrements se font sans cérémonie, car « si l’on a quelque chose à dire à quelqu’un, c’est de son vivant qu’il faut le faire ». Cependant, lors d’un décès, tout le village s’arrête de travailler jusqu’à l’enterrement. Même les mariages n’interrompent pas le travail.

Il n’y a donc aucun rite religieux, et pratiquement aucune croyance religieuse. La seule exception est la croyance que l’humanité a été créée à partir d’un couple initial : l’évolution des espèces n’est donc pas reconnue...

Solidarité

La solidarité est une autre valeur essentielle de la communauté. "Dans la société éthiopienne, les plus pauvres et les plus âgés n’ont trop souvent personne pour prendre soin d’eux. Ils n’ont même souvent rien à manger et aucun lieu pour vivre. Mais les jeunes et les plus forts passent du bon temps et ne trouvent pas le temps de s’occuper des plus pauvres", nous dit Zumra.

La solidarité s’exprime à travers les deux structures d’Awra Amba :

  La communauté, qui regroupe l’ensemble des habitants qui partagent des valeurs et un mode vie. Elle a été créée avec le village, en 1972. Cette communauté se partage encore entre ceux qui habitent à Awra Amba et qui suivent réellement les règles communes (412 personnes), et des membres extérieurs habitant ailleurs (Bahar Dar, Addis Abeba ...) qui participent à une ou deux réunions par an avec les membres locaux, et qui forment une sorte de réseau de soutien et de conseil.

  La coopérative, créée en 1986 par un noyau initial de 19 personnes et qui s’est constamment agrandie pour atteindre aujourd’hui 143 membres adultes (81 femmes et 62 hommes). Avec leurs enfants, les membres de la coopérative représentent 325 des habitants d’Awra Amba. Il s’agit d’un collectif de travail, au sein de la communauté. 87 membres de la communauté ne sont donc pas membres de la coopérative et travaillent indépendamment, généralement du tissage à domicile. La coopérative n’accepte plus actuellement de nouveau membre par manque de possibilité de travail.

Tous les membres de la coopérative consacrent cinq jours par semaine au travail en commun. A la fin de l’année, les bénéfices sont répartis à parts égales entre chacun : en 2009, leur revenu annuel s’est élevé à 3000 birrs, soit 14 euros par mois et par coopérateur. Ce revenu est en augmentation, mais est encore inférieur à celui des paysans du voisinage. Il est vrai qu’il faut y ajouter le revenu socialisé permettant la solidarité, l’éducation et la gestion du village. Il faut aussi le comparer au salaire horaire minimum conseillé en Ethiopie qui est de un birr de l’heure, ce qui donne un salaire annuel proche de 2200 birrs, soit 120 euros. La coopérative estime que ce partage égalitaire sera toujours possible, même si les activités et les compétences se diversifient à l’avenir.

Les membres de la communauté consacrent une journée par semaine à l’aide aux personnes âgées, aux malades et aux nécessiteux, à l’entretien. C’est la "journée du développement", fixée au mardi. Chacun est libre de travailler pour son bénéfice en dehors de ces journées de neuf heures de travail. Chacun dispose notamment comme il l’entend du septième jour de la semaine. En général, il est consacré au marché, au nettoyage de la maison, ou à la collecte de bois. Ce jour de repos est fixé au mercredi une semaine sur deux, et au samedi la semaine suivante.

Globalement, les habitants d’Awra Amba travaillent donc beaucoup : le travail est une valeur essentielle de la communauté, tout comme l’égalité, dans une société éthiopienne très inégalitaire.

Les jeunes mères ont trois mois de congé maternité (un mois avant l’accouchement, deux mois après). Un membre de la communauté prend soin des jeunes enfants pendant que leurs parents travaillent. Quant aux malades, ils sont soignés dans la petite infirmerie que la communauté a construite en 2007, à laquelle s’ajoute un nouveau bâtiment construit en 2009 par l’Etat. L’infirmerie a un infirmier à plein temps, Aman, payé par la communauté, qui n’est pas issu de la communauté. Il vit au village et est disponible à toute heure. L’infirmerie est équipée pour le suivi des grossesses, le contrôle des naissances et les premiers soins.

Les personnes âgées qui ne peuvent plus travailler, même légèrement, sont non seulement respectées, mais prises en charge par la communauté, hébergées dans un bâtiment à part, où elles sont nourries trois fois par jour, lavées (trois bains par semaine assurés par des bénévoles) et soignées gratuitement, 24 heures sur 24. "Les vieux sont les vieux de tous, ils font partie de notre famille". Un premier petit bâtiment de deux ou trois lits leur était réservé. Le nouveau bâtiment qui le remplace dispose de douze petites pièces individuelles qui sont entretenues par la communauté. En 2010 huit étaient occupées par des personnes âgées de 75 à 90 ans, dont deux n’étaient pas issues de la communauté. La communauté n’accueille cependant plus de nouvelle personne âgée extérieure par manque de moyens.

Un autre principe régissant la vie d’Awra Amba est la confraternité universelle. Blancs ou noirs, nous sommes tous égaux. Quand on demande à Zumra à quelle ethnie il appartient, il répond appartenir à l’humanité et non pas à tel ou tel groupe ethnique. C’est pourquoi les visiteurs étrangers paient les mêmes tarifs que leurs homologues éthiopiens, ce qui est rarement le cas en Ethiopie.

Education

"Les droits des enfants ne sont pas respectés dans la société éthiopienne comme ils devraient l’être. Trop souvent, les enfants ont des devoirs qui ne tiennent pas compte de leurs capacités." "Nos fils et nos filles ont droit à l’éducation et au jeu". Tous les enfants vont à l’école le plus longtemps possible selon leurs capacités. "Être éduqué signifie respecter et s’aider les uns les autres pour créer une fraternité" nous dit Zumra. Les enfants jouent plutôt que de travailler, mais partagent les tâches des parents après l’école et sont encouragés à l’étude en dehors de l’école.

La communauté a construit une école maternelle au centre du village, où une institutrice issue de la communauté accueille chaque jour de 8 à 9 h et de 14 à 15 h les enfants de trois à sept ans (une vingtaine en 2010). Au-delà de la simple instruction, une bonne partie de l’éducation dispensée concerne "la nature de l’être humain, les droits des femmes et le respect d’autrui".

La communauté a aussi construit une première bibliothèque en 1997, qui n’est plus utilisée mais est conservée comme témoin du passé. Une nouvelle bibliothèque a été ouverte en août 2007. Construite comme la plupart des maisons en bois et terre, ses bancs et tables sont en pierre, bois et terre, recouverts de plastique. Elle n’a pas l’électricité et est ouverte de 17 heures à la tombée de la nuit. Gérés par une bibliothécaire, les livres sont consultés sur place par les écoliers et étudiants du village, et pratiquement pas par les adultes, qui nous dit-on, "n’ont pas le temps de lire". La bibliothèque contient environ 500 ouvrages, dont plus de neuf sur dix traitent de langues ou sciences exactes : la littérature est très peu présente, les sciences sociales pratiquement pas. Zumra estime que la technologie est le plus important et insiste sur l’aspect pratique : la culture, les aspects sociaux ou humains sont appris dans la communauté elle-même et en particulier de lui-même, tandis que la technologie ne peut venir que de l’extérieur. Cet attrait quasi exclusif pour les sciences exactes et la technologie semble peu courant en Ethiopie.

Comme ailleurs en Ethiopie, les enfants plus âgés poursuivent leurs études à l’école publique, à raison de quatre heures par jour du lundi au vendredi. Depuis septembre 2009, une école de onze classes couvrant les niveaux 1 à 8 (c’est-à-dire de 7 à 16 ans) a ouvert à proximité du village et accueille 613 élèves, dont 164 d’Awra Amba. Ceux-ci sont plus assidus que les autres : le taux de présence des enfants de la communauté est de 100 %, ceux des autres élèves de 90 %, le taux habituel en Ethiopie étant proche de 80 % d’après le directeur de l’école, Mohamed Alemie, 29 ans.

Les enfants d’Awra Amba ont en outre quatre heures d’études dans les locaux de l’école publique le samedi et le dimanche matins pour les révisions et les devoirs, pour lesquels les enseignants sont payés directement par la communauté (en tout 400 birrs par mois soit 22 euros). Le directeur de l’école nous assure que les élèves d’Awra Amba réussissent mieux que les autres.

L’école publique est aussi ouverte aux adultes désireux d’acquérir des connaissances supplémentaires par le biais de cours spéciaux. On nous a assuré que tous les habitants du village savaient lire et écrire, une performance considérable pour l’Ethiopie où près des deux tiers de la population est analphabète.

En 2007, deux enfants de la communauté étaient diplômés de l’université, et neuf autres allaient dans différentes universités du pays. En 2009, ils étaient respectivement cinq et onze, et en 2010 sept et dix. Deux des sept diplômés sont agents de santé (intermédiaires entre infirmiers et médecins), un est technicien agricole, quatre sont enseignants (un à la faculté de médecine, un en cycle court post-secondaire, un est le directeur de l’école publique du village, et un est instituteur). Il s’agit de quatre hommes et de trois femmes qui vivent pour la plupart dans la région.

Economie

Ne pouvant vivre uniquement de l’agriculture étant données la pauvreté et la rareté du sol, ils se sont diversifiés vers le tissage, la meunerie et le commerce. La coopérative possède un atelier de tissage, un moulin, des commerces et un camion Isuzu. Le tissage est la première source de revenu de la coopérative, suivie du commerce, puis de la meunerie, enfin par le camion.

La vingtaine de métiers à tisser, traditionnels ou modernes, sont manuels ; parmi eux, six sont encore en bois, les autres en métal. La coopérative aimerait avoir des métiers électriques, moins fatigants. Les bâtiments en moellons des ateliers de tissage ainsi que cinq métiers métalliques ont été financés par les Pays-Bas. Le filage, considéré comme un travail facile, est aussi exécuté dans le même bâtiment. On produit des chemises, robes, jupes, des nappes, écharpes, chapeaux, serviettes, couvertures, et d’autres articles, vendus sur place et dans les marchés.

Un premier moulin a été fourni en 2002 par le gouvernement régional à travers l’Association de développement amhara, puis la coopérative a continué de s’équiper. Elle possède aujourd’hui six moulins électriques qui moulent le tef (la céréale nationale), le maïs et le sorgho du village et des agriculteurs voisins. "Les voisins préfèrent utiliser notre moulin parce qu’ils ont confiance en nous et que nous ne trichons pas", selon un villageois.

Enfin la coopérative est propriétaire de trois épiceries : celle du village et deux dans les villes voisines de Woreta et Alember.

L’agriculture est assez marginale à Awra Amba, étant donnée la faible surface cultivée. Elle produit du tef, du maïs et du sorgho et élève des vaches, pour lesquelles une grange a été financée par les Etats-Unis. De manière étonnante, plusieurs champs n’ont pas été dépierrés, ce qui doit augmenter notablement le travail de labour et d’entretien des champs, tout en réduisant fortement leur productivité. La coopérative estime que c’est trop de travail que d’enlever les pierres. Enfin, contrairement au reste de l’Ethiopie, les habitants d’Awra Amba utilisent quelques scies et pas seulement des haches pour couper les eucalyptus pour le bois de construction ou de chauffe.

Environnement

Les maisons sont construites en bois et en terre et sont couvertes d’un toit de chaume et de plus en plus en tôle. Elles sont équipées d’un poêle et de mobilier semblables d’une maison à l’autre, et souvent d’une machine à tisser à usage privé. Le poêle est un modèle fermé propre au village, mis au point par Zumra lui-même en 1979. Il est surélevé par rapport au sol pour éviter que les enfants ne se brûlent et est équipé d’une cheminée pour que la fumée s’échappe à l’extérieur (ce qui n’est pas toujours le cas en Ethiopie). La cheminée fait un coude sur lequel on peut faire bouillir de l’eau et qui permet de la nettoyer. La consommation d’énergie pour cuisiner serait deux fois plus faible qu’ailleurs d’après la coopération allemande (GTZ). Chaque maison dispose aussi d’un buffet en bois et terre.

Chaque foyer est équipé d’un WC à la turque sur fosse. Ces WC sont groupés et situés 50 à 100 mètres en dehors du village.

Maisons et mobilier sont construits avec la matière première disponible partout en Afrique : la terre. La différence est que cela a été fait avec esthétique, en pensant à économiser l’énergie, en répondant intelligemment aux besoins de mobilier pour avoir bien plus que des murs et un toit.

Le village compte quelques poubelles, ce qui est très inhabituel en Ethiopie, dont les détritus sont brulés en dehors du village. Toutes les habitations ont l’électricité, et l’eau est disponible à quatre fontaines installées par l’Etat : gratuite à l’ancienne pompe manuelle, elle est payante aux robinets alimentés par une pompe diesel.

Démocratie

La communauté est gérée par treize comités élus tous les trois ans en assemblée générale par un vote à main levée :

  Le comité du développement, qui chapeaute les douze autres,
  Le comité du sous-développement qui s’occupe des plus pauvres,
  Le comité des anciens qui s’occupe des personnes âgées,
  Le comité sanitaire, qui prend soin des malades et des femmes enceintes.
  Le comité d’hygiène, qui assure la propreté des parties communes, pousse chacun à nettoyer chez lui et aide ceux qui ne le peuvent pas,
  Le comité d’éducation qui gère l’école maternelle de la communauté et la participation de la communauté aux cours supplémentaires (étude) de l’école publique,
  Le comité de réception, qui assure les contacts avec les visiteurs. Il emploie une guide principale, Timbalel, et un guide auxiliaire, Amane, tous les deux de 22 ans en 2010. La première a étudié jusqu’en 10e année, le second jusqu’à la 12e (fin du lycée) ;
  Le comité économique,
  Le comité d’assignation des tâches qui assigne un travail à chacun, essentiellement au sein de la coopérative,
  Le comité des plaintes qui gère les litiges entre membres, la police n’étant avertie qu’en dernier recours,
  Le comité de la sécurité qui assure la sécurité du village,
  Le comité des objets perdus, qui gère les objets trouvés et les rend à leur propriétaire,
  Le comité de définition des règles, qui prépare les futures règles de la communauté.

Le fondateur Zumra est membre du comité du développement et du comité de réception. Ces comités se réunissent au moins une fois par an et votent à main levée. Quant aux décisions les plus importantes, elles sont mises aux voix des adultes de plus de 18 ans : ces référendums ont lieu environ une fois par an. Au sein de la coopérative, la participation aux décisions serait d’environ 90 %.

Le café est le cœur du village, là où les gens se rencontrent, bavardent et débattent des affaires courantes comme de grandes questions philosophiques.

Un exemple ?

Cette communauté expérimentale atteignit la reconnaissance nationale quand Zumra Nuru donna une interview à la télévision nationale autour de 2006. Depuis, de nombreuses équipes de télévision sont allées dans ce village du nord. Elles ne sont pas les seules. Des membres du gouvernement et du parlement, de nombreux leaders chrétiens et musulmans de toute la région Amhara et d’ailleurs, des membres d’ONG locales et étrangères firent le voyage par la route non goudronnée jusqu’en 2009 pour se rendre compte par eux-mêmes de ce succès. Les cars scolaires se succèdent chaque mois, si bien que l’on a compté en 2009 six mille visiteurs éthiopiens auxquels s’ajoutent une poignée d’occidentaux. Le village a d’ailleurs construit une auberge pour les accueillir. Chaque visiteur doit d’abord expliquer les raisons de sa visite. Son fondateur est aussi invité à témoigner de son expérience dans différentes universités du pays. Il a été ainsi invité six fois en 2009 : 2 fois à Addis-Abeba et à Bahar Dar, une fois à Awasa et à Mekele. Il a aussi été invité au Kenya voisin, mais n’a pu s’y rendre par manque de moyens (de plus, ne parlant qu’amharique, il doit se faire accompagner).

Le village est aujourd’hui présenté comme "une initiative extraordinaire au sein d’une communauté traditionnelle et conservatrice", le déclencheur de "changements étonnants dans la région Amhara", "un bon exemple pour les autres communautés éthiopiennes et hors Ethiopie, pour son égalité des sexes, son éthique du travail, et son système de sécurité sociale". L’ONU a d’ailleurs nommé Zumra ambassadeur de paix, et a décerné deux médailles d’or au village.

C’est une aventure étonnante, initiée par un paysan presqu’analphabète, qui n’a jamais lu aucun des classiques de l’émancipation, ni ne s’est inspiré des innombrables luttes sociales ou expériences similaires de par le monde, et qui n’a jamais été vraiment en contact, jusqu’à récemment, avec les mouvements intellectuels ou sociaux éthiopiens et encore moins étrangers. Les relations avec le mouvement social et les intellectuels éthiopiens sont actuellement assez fournies, bien qu’il n’y ait pas encore de vrai travail en commun, et pas à notre connaissance de travail de recherche sur la communauté elle-même. La communauté insiste en même temps sur son indépendance vis-à-vis de tout parti politique, ceux-ci n’étant considérés que comme des outils de pouvoir et d’enrichissement personnel.

Les relations internationales sont beaucoup plus ténues : le reste du monde est très mal connu de la communauté, malgré ses diplômés de l’université. Zumra reconnaît ignorer ce qui existe hors de l’Ethiopie. Mais il est prêt à expliquer partout ses idées, qu’il tient à présenter lui-même. Après avoir atteint son objectif premier - la paix et la fraternité en son sein, Awra Amba a en effet aujourd’hui pour objectif que son modèle de société soit connu de par le monde, et qu’il s’étende au-delà de l’Ethiopie, partout. La communauté espère pouvoir créer des branches ailleurs, mais cela n’a pas encore été possible.

Zumra dit de lui : "Je ne suis pas une sorte de roi, ni une sorte de pouvoir. J’ai une idée que j’aimerais étendre au monde entier. C’est l’idée de la paix, qui est essentielle pour les gens, ainsi que la prospérité du genre humain. Nous sommes tous frères et sœurs. Nous sommes tous de la même génération, les femmes sont nos sœurs, les hommes nos frères. Ailleurs, c’est différent, les gens volent, tuent, battent. A Awra Amba, nous ne faisons pas que parler, nous mettons en pratique."

Conclusion

Très loin des normes culturelles et religieuses éthiopiennes, la communauté d’Awra Amba est une exception en Ethiopie, montrée du doigt et considérée comme déviante par ses voisins.

Elle apparaît comme une expérience extraordinaire pour ses valeurs et son mode de vie solidaires, égalitaires, sans religion, démocratiques, voire même écologiques. Le plus novateur et original est sans doute la valeur d’honnêteté revendiquée explicitement et appliquée. Ses valeurs sont simples et pourraient paraîtres naïves à l’occidental cynique. Elles ont néanmoins modifié de fond en comble le mode de vie d’une communauté d’un des pays les plus pauvres et les plus isolés du monde. Elles permettent à tous ses membres d’être bien nourris et logés, quelque soit leur âge, alors que les sans abris et les mendiants sont légion en Ethiopie. Les enfants sont plus propres et mieux habillés qu’ailleurs. Rares sont les femmes du village à porter des habits traditionnels, contrairement aux femmes des villages environnants, ce qui traduit sans doute le refus des traditions.

Awra Amba a été créé par un visionnaire qui a décidé qu’on devait mettre en œuvre la fraternité universelle et l’a fait concrètement, tout en ayant beaucoup d’idées novatrices. Tout cela issu de sa réflexion personnelle initiée dès l’enfance en réaction aux comportements aberrants qu’il observait autour de lui. Droits des enfants, éducation, égalité des sexes et égalité tout court, absence de religion, honnêteté, fraternité, solidarité sont non seulement revendiqués mais mis en œuvre. Une vision très concrète des choses, pas du tout théorisée, dans un environnement très hostile. Awra Amba se distingue ainsi de la plupart des mouvements sociaux, mais se rapproche des expériences de socialisme utopique : c’est un mouvement qui ne cherche pas principalement à convaincre, mais agit et construit une nouvelle société. L’origine paysanne de ses initiateurs y est sans doute pour beaucoup.

Awra Amba s’inscrit ainsi dans la longue lignée des communautés utopique comme les Adamites de Bohême au 15e siècle, la Mission jésuite du Paraguay de 1609 à 1768, les usines modèles de Robert Owen dans les années 1820 en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, le Familistère de Guise en France créé par l’industriel Jean-Baptiste Godin qui dura de 1849 à 1968 et compta 2000 membres à la fin du 19e siècle, le phalanstère de la Réunion au Texas de 1853 à 1875, grande ferme qui alla juqu’à 5000 hectares, les Icaries étatsuniennes de la seconde moitié du 19e siècle, finalement les communauté hippies des années 1960-70, ou l’aventure d’Auroville qui regroupe près de 2000 personnes en Inde depuis 1968.

En Afrique, le mode de fonctionnement d’Awra Amba existe ou a existé partiellement dans nombre de villages ou de petites communautés fermés en Algérie et ailleurs dans le monde arabe comme les Mozabites, Kabyles, Chaouis de l’est algérien ou Touaregs du Sahara. Ce sont des sociétés autonomes ou des sociétés qui se sont volontairement isolées de leur communauté d’origine comme les Mozabites. Awra Amba s’est construite aussi en opposition avec sa société d’origine tout en en faisant toujours partie.

Du point de vue du contenu émancipateur de l’expérience - notamment quant à la solidarité, Awra Amba se rapproche de la mise en place actuelle d’un revenu minimum dans le village d’Otjivero en Namibie. Ce revenu minimum d’environ 10 euros par mois a considérablement amélioré les conditions de vie de ses 1000 habitants en stimulant la production et la demande ; le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté est passé de 76 à 37 %. Avant l’expérience, près de la moitié des enfants étaient sous-alimentés, aujourd’hui ils sont moins de 10 % ; 60 % finissaient leur scolarité, ils sont aujourd’hui 90 %. Et la criminalité a baissé.

Chacune de ces situations passées ou présentes a ses spécificités et aucune n’est identique à Awra Amba. Mais l’idée fondatrice est la même : contre la société environnante ou indépendamment d’elle, créer une communauté régie par ses propres règles et mettant en pratique certaines des valeurs d’Awra Amba. L’hostilité de la société est souvent au rendez-vous, ce qui a fait stopper nombre d’expériences. La pérennité est souvent problématique - une multitude d’expériences de socialisme utopique n’ont pu dépasser quelques années, et l’extension géographique une chimère. Il reste l’exemplarité pour l’ensemble des sociétés présentes et futures, le rôle didactique de ces expériences toujours riches d’enseignements qui participent à l’émancipation des peuples et des citoyens.

En même temps, il n’y a guère à Awra Amba d’ouverture intellectuelle sur les autres cultures, même si nombre des idées mises en œuvre s’y retrouvent totalement. Zumra et sa communauté ont en fait une grande confiance dans leur culture, considérée comme unique en Ethiopie. Paradoxalement, cette indifférence aux idées extérieures se conjugue avec la plus grande attention apportée à l’éducation. Mais l’éducation est comprise comme essentiellement technique, instrumentale : elle concerne les deux langues principales en Ethiopie (l’amharique et l’anglais), les sciences exactes et l’éthique. La littérature et l’essentiel des sciences humaines et sociales sont pratiquement absentes. L’action politique, les partis, sont compris comme des outils pour accéder personnellement au pouvoir et attirent la plus extrême méfiance.

Zumra, le fondateur et leader, est presque considéré comme un prophète, un homme extraordinaire qu’on vénère et dont on embellit sans doute quelque peu les hauts faits de l’enfance (comportement peut-être proche de la vénération religieuse qui imprègne la culture éthiopienne). Il est étonnant qu’il n’ait pas appris à lire comme les autres adultes d’Awra Amba : à cette remarque, il répond qu’il a bien essayé, mais qu’il n’arrivait pas à se concentrer sur le cours, avant d’avoir des problèmes de vue, ce qui n’est guère convaincant. Pour extraordinairement avancée qu’elle soit - dans un milieu paysan très populaire - la culture d’Awra Amba a des côtés étonnamment rétrogrades qui leurs paraissent tout aussi naturels que ses côtés progressistes : la croyance dans un créateur universel qui a notamment créé l’humanité à partir d’un couple originel, ou l’absence de position sur l’avortement qui reste une affaire privée. Il est sans doute souhaitable que des membres de la communauté s’ouvrent aux débats sur les questions sociales, ce qui leur permettrait de poursuivre leur expérience au delà du fondateur, en s’appuyant sur et en s’inspirant d’autres expériences et d’autres réflexions.

La communauté est un extraordinaire exemple de prise de responsabilité des citoyens eux-mêmes et donc de développement, autour d’un leader qui semble ne pas chercher le pouvoir et rester dans son rôle d’inspirateur. Loin des images de famines des années 80, loin aussi de la disette qui frappe parfois ici ou là en Ethiopie aujourd’hui, loin de l’Afrique qui semble laisser passer les trains et qui accumule sous-développement, corruption et conflits meurtriers, cette expérience de plus de trente ans est riche d’enseignements :

  elle est fondée sur des valeurs (l’honnêteté, la solidarité, l’égalité homme-femme, le droit des enfants) qu’elle défend et applique ;

  elle refuse l’obscurantisme religieux et surtout la soumission à un ordre extérieur à l’homme car divin, en affirmant la responsabilité de chacun, individuellement et collectivement, dans la construction d’une vie meilleure. Elle prend en mains son destin, s’émancipe elle-même ;

  elle a fait preuve d’une grande détermination et d’un grand courage, d’abord en se révoltant contre l’inacceptable, puis en faisant face à l’hostilité de nombreux opposants voulant l’exterminer.

Même si l’expérience d’Awra Amba risque d’avoir des difficultés à s’étendre et à s’exporter telle quelle, voire même à se poursuivre au delà de son leader, c’est un extraordinaire exemple africain d’émancipation sociale, un véritable ferment.

Une synthèse beaucoup plus complète et mise à jour sur Awra Amba est aussi disponible, ainsi qu’un livret de 35 photographies avec de courts textes présentant cette expérience.