Une dette publique construite, voire illégitime ?

, par Robert Joumard

L’objectif de cette étude est d’évaluer le discours dominant sur la dette publique qui justifie les politiques d’austérité et de privatisation rampante du service public.

Nous portons tout d’abord un regard critique sur les outils habituellement utilisés pour parler de dette publique, tant leur rôle est important. Ainsi, les analyses d’évolutions de court terme n’ont souvent guère de signification car elles sont souvent contradictoires avec les tendances plus lourdes, de long terme. Le choix des unités n’est pas non plus anodin, les unités étant parfois instrumentalisées sans que la question de leur validité soit posée. Le choix notamment d’exprimer la dette publique en pourcentage du produit intérieur brut (ou PIB) nous amène tout d’abord à nous interroger sur le mode de construction du PIB lui-même, qui en fait un indicateur très imparfait de la richesse créée annuellement. Puis il apparaît qu’exprimer un stock de dette en pourcentage d’une richesse créée annuellement est incohérent. Une dette exprimée en pourcentage du PIB n’a donc guère de sens ; l’évolution dans le temps de cette même dette en pourcentage du PIB est par contre plus significative, car le rapport au PIB permet de tenir compte de l’évolution importante au cours des années de la richesse créée. Il serait cependant préférable de mesurer le coût de la dette (intérêts et amortissement) en pourcentage des recettes.

Il est encore plus manipulatoire d’exprimer les recettes ou les prélèvements obligatoires des organismes publics en pourcentage du PIB – ils fleurtent avec les 50 %, car cela laisse croire que les administrations publiques consommeraient la moitié de la richesse produite, n’en laissant que l’autre moitié aux autres opérateurs, ce qui n’a aucun sens : les recettes des entreprises privées représentent plusieurs fois le PIB, sans qu’on puisse en tirer de conclusion.

Nous présentons ensuite un panorama de la dette publique française à l’aide de nombreuses statistiques publiques établies sur le long terme jusqu’en 2013, pour en avoir une vue aussi large que possible.

Les données des l’INSEE (en base 2010) montrent que la dette publique est essentiellement la dette de l’État, que l’on regarde la dette elle-même, le déficit ou le taux d’endettement : il est responsable en 2013 de 79 % de la dette publique, les autres administrations centrales de moins de 1 %, les collectivités locales de près de 9 % et la Sécurité sociale de près de 11 %. L’augmentation très forte du taux d’endettement public depuis 1978 est due principalement aux administrations centrales – dont la dette a augmenté de 60 points de PIB, et secondairement à la Sécurité sociale dont la dette a augmenté de 9 points de PIB.

Lorsqu’on ajoute aux intérêts payés l’amortissement des emprunts (qui leur est supérieur), le coût de la dette de l’État est très élevé (cf. figure ci-dessus), correspondant à plus de six pour cent du PIB ou à 130 milliards d’euros en 2013, soit le coût de près de trois millions d’emplois (salaires moyens directs et indirects compris, mais hors coût d’équipement des postes de travail).

Par rapport à la couleur politique des gouvernements, sur l’ensemble de la période 1981-2011, les trois gouvernements de gauche seraient responsables d’une augmentation de la dette publique de 7 points de PIB en 15 ans, et les gouvernements de droite d’une augmentation de 34 points en 16 ans, hors impact des taux d’intérêt très élevés dont les gouvernements sont peu responsables.

Il ne faut enfin pas oublier les dettes privées, près de trois fois supérieures à la dette publique. Quand on les intègre, la France se situe dans la moyenne des pays.

L’analyse des recettes et des dépenses des administrations publiques sur le long et moyen terme montre que la dette n’est en rien due à des dépenses trop élevées, inconsidérées. D’une part, la Sécurité sociale a vu ses dépenses augmenter un peu plus vite que ses recettes, en raison de la crise économique, le différentiel restant cependant faible ; les dépenses des collectivités locales suivent de très près leurs recettes.

D’autre part, la situation est toute différente pour l’État (cf. figure ci-dessus), dont les dépense baissent de manière très nette : depuis 1978, de deux points de PIB pour les dépenses de l’État intérêts compris, et même de trois points pour ses dépenses hors intérêts de la dette et donc pour le service public, soit de plus d’un septième en valeur relative. Ses recettes sont par contre en chute libre, accusant une baisse de cinq points de PIB en 35 ans, ce qui correspond au coût de plus de deux millions d’emplois. La hausse des recettes des administrations locales ne compense plus la chute des recettes de l’État depuis une vingtaine d’années. La croissance de la dette est donc due pour l’essentiel à la chute extraordinaire des recettes de l’État et plus particulièrement des impôts et taxes prélevés à son bénéfice.

Cette chute des recettes de l’État est notamment due aux nombreux cadeaux fiscaux au profit des plus riches et des entreprises décidés depuis 2000, qui contribuent directement pour 66 milliards d’euros au déficit de 2013. En l’absence de ces cadeaux fiscaux, le budget de l’État aurait même été en excédent certaines années. L’évasion fiscale des particuliers permis par le secret bancaire contribue en outre pour 17 milliards d’euros à ce même déficit. Enfin la crise économique et financière, essentiellement due aux errements intéressés de la sphère financière, y contribue pour 77 milliards d’euros : cf. figure ci-dessus.

Nous avons modélisé l’impact de ces pertes de recettes fiscales et sociales sur la dette (cf. figure plus bas), qui est double : d’une part le déficit direct induit doit être comblé chaque année par des emprunts, et d’autre part ces emprunts sont générateurs d’intérêts à couvrir eux aussi par des emprunts. Ces trois mécanismes – cadeaux fiscaux, évasion fiscale des particuliers et effet de la crise – sont respectivement responsables de 840, 450 et 310 milliards d’euros de dette publique en 2013 : 1600 milliards en tout, soit légèrement plus que le montant de la dette de l’État, ou 82 % de la dette publique.

Par ailleurs, quand les taux d’intérêts sont supérieurs au taux de croissance du PIB, on a une augmentation mécanique de la dette publique, un effet "boule de neige". Cet effet contribue en 2013 pour 27 milliards d’euros au déficit public. Il est responsable en 2013 de 450 milliards d’euros de la dette de l’État, 530 milliards de la dette publique. Appliqué non plus à la dette réelle, mais à la dette réduite en l’absence de cadeaux fiscaux, d’évasion fiscale et d’effet de la crise économique et financière, son impact sur la dette publique n’est plus que de 400 milliards d’euros.

Les quatre mécanismes modélisés ici sont responsables globalement de 2 000 milliards d’euros de dette publique fin 2013, alors que celle-ci n’est que de 1940 milliards. Ils expliquent donc la totalité de la dette publique. Ces quatre mécanismes sont cependant loin d’être les seuls mécanismes des déficits publics et donc de la dette publique : ils contribuent annuellement au déficit public pour 165 milliards d’euros environ, mais différentes études chiffrent à près de 175 milliards d’euros le déficit annuel supplémentaire dû à d’autres mécanismes de perte de recettes ou d’augmentation du coût de la dette qu’il ne nous a pas été possible de modéliser aussi finement faute de séries longues de données. La prise en compte de ces autres mécanismes renforcerait nettement notre conclusion, bien au-delà d’éventuelles surestimations. L’annulation des mécanismes de perte de recettes et d’augmentation du coût de la dette ou d’une partie d’entre eux permettrait donc sans équivoque d’annuler la dette publique.

La dette publique est donc due en totalité aux différents mécanismes mis en place ou non combattus de réduction des recettes publiques ou d’augmentation du coût de la dette, et non à d’autres phénomènes liés à la dépense publique. Elle n’est en rien due à des dépenses publiques excessives.

La dette publique française est donc construite, car c’est la conséquence de décisions politiques des trente ou quarante dernières années (cadeaux fiscaux, interdiction d’emprunter aux banques centrales, libéralisation totale des mouvements de capitaux, secret bancaire permettant la fraude, etc.) qui ont eu pour effet de favoriser outrageusement une petite partie de la population au détriment de l’intérêt général, ou de permettre la fraude. La dette publique est ainsi due à de la fraude (évasion fiscale, fraude fiscale et sociale), à des transferts en faveur des plus riches non justifiés par l’intérêt général (cadeaux fiscaux, intérêts excessifs), enfin à la crise économique et financière créée par les pratiques spéculatives des milieux financiers à leur seul profit et au détriment du plus grand nombre : nous avons là des arguments forts pour déclarer la dette publique française illégitime.

La dette publique joue ainsi un grand rôle dans la spirale des inégalités, partie d’une chaîne de causalités qui permet l’enrichissement de quelques uns et l’appauvrissement de la plupart, en diminuant notamment le salaire indirect que constitue la protection sociale.

Cette étude est basée sur des statistiques de l’INSEE, de l’Agence France Trésor et secondairement d’autres sources systématiquement indiquées. L’ensemble des données, calculs et figures sont rassemblés dans un fichier Excel.

L’étude complète (42 pages hors annexes), illustrée de nombreuses figures est jointe ci-dessous.